CLAUDE RYAN: Religion et politique a l'aube du XXIe siècle


RELIGION ET POLITIQUE AU QUÉBEC

À L'AUBE DU XXIe SIÈCLE


par Claude RYAN


Allocution prononcée

à la Basilique Notre-Dame de Québec

dans le cadre des Conférences Notre-Dame

le 16 février 1997

Je remercie M. le curé Jean Gagnon de l'invitation qu'il m'a faite de prendre la parole dans le cadre des Conférences Notre-Dame-de-Québec. Vous n'attendez pas de moi une homélie mais une réflexion reliée à un sujet qui intéresse la religion tout en ne m'étant pas étranger. Il m'a semblé, étant donné ce que j'ai été pendant de nombreuses années, qu'un sujet tout indiqué pour notre entretien serait celui des rapports entre la religion et la politique.

Certains souhaiteraient que les rapports entre la religion et la politique soient évacués du débat public pour motif de non-lieu. Sous prétexte que les églises ont perdu une large part de leurs adeptes et de leur influence, ils voudraient que la religion se confine désormais à la vie privée des personnes. D'autres pensent au contraire quʼen raison d'une conjoncture historique qui nécessite l'engagement urgent au service de la justice, les églises devraient faire cause commune avec les forces qui veulent modifier par la voie de l’action politique l'équilibre des rapports économiques et sociaux à travers le monde. Je n'ai pas la prétention de trancher ces débats. A partir d'une experience qui m'a permis de connaître de l'intérieur le monde de la religion et celui de la politique et de les aimer tous les deux, je voudrais néanmoins, sous ma seule responsabilité cela va de soi, vous soumettre quelques réflexions autour des deux questions suivantes :

1) Comment convient-il d'envisager de nos jours les rapports entre la religion et la société politique?

2) Comment envisager l'interaction de la religion et de la politique dans le Québec de cette fin de siècle?

-I-

La société politique est le cadre juridico-politique que se donne une société pour assurer son développement juste et ordonné. La forme de la société politique varie beaucoup d'un pays à l'autre.

Elle est conditionnée par la géographie, l'histoire, la composition de la population, les ressources naturelles, le stade de développement économique et social, etc.

Il faut en conséquence se garder de toute généralisation facile à ce sujet. Néanmoins, certaines données relatives à la société politique sont inscrites dans la nature elle-même. D'autres, tout en étant plutôt d'ordre historique, sont désormais l'objet d'une acceptation qui déborde les frontières des pays individuels. Ces valeurs largement reconnues serviront de toile de fond pour

Les réflexions qui suivront sur les rapports entre religion et politique dans le contexte québécois.

Quand on compare la société politique aux autres types de société, une première observation s'impose. Tandis que toutes les autres formes de société, y compris les églises, regroupent des membres qui ont choisi librement d'en faire partie ou qui y sont inscrits à des fins particulières, la société politique, sur le territoire qu'elle recouvre, a un caractère universel et obligatoire. Toutes les personnes qui habitent le territoire font nécessairement partie de la société politique.

En second lieu, la société politique se distingue de toute autre par l'ampleur de son objet. Elle encadre l'ordre constitutionnel, l'exercice des pouvoirs législatif, executif et judiciaire, la protection des personnes et des biens, la bonne marche de l'économie, la santé et l'éducation, les mesures de protection sociale, la défense du territoire, les interventions des corps intermédiaires et des groupes de pression, les charges fiscales, le rôle de la presse et de l'opinion publique, les rapports avec les autres sociétés, la paix et la guerre, etc. Par l'ampleur de son objet, la politique recouvre tout ce qui compose l'ordre temporel. En outre, le champ d'intervention des parlements et des gouvernements s'étant considérablement élargi de nos jours, l'importance de la société politique s'en trouve accrue d'autant.

En raison de sa nature et de l'étendue de son rayon d'action, il est nécessaire, en troisième lieu, que la société politique soit gouvernée. Sous peine de sombrer dans l'anarchie ou la paralysie, la société doit être dotée d'une autorité capable de prendre des décisions qui engagent l'ensemble de ses membres, c'est-à-dire d'un gouvernement. Cette nécessité n'est pas le produit du caprice ou de l'ambition de certains. Elle découle de la nature même de la vie en société.

Parmi les attributs de l'autorité politique, il faut souligner en quatrième lieu le caractère souverain de son pouvoir. Aussi longtemps qu'elle agit à l'intérieur de ses attributions, l'autorité politique doit s'exercer de manière libre et indépendante vis-à-vis de tout autre pouvoir. Cette règle vise à prévenir la mainmise des groupes de pression et des intérêts particuliers sur l'appareil politique. Elle vise aussi à empêcher l'immixtion indue des églises dans les décisions d'ordre politique. Pendant de longs siècles, l'Église catholique exerça dans plusieurs pays une fonction de régence sur la société politique. En plus de jouir de privilèges nombreux, elle se vit parfois attribuer une autorité supérieure à celle des rois et des princes. Mais cette époque est révolue. Vatican II a clairement reconnu que « sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l'Église sont indépendantes l'une de l'autre et autonomes » (1).

Un cinquième trait de la société politique à l'époque contemporaine est son caractère démocratique. Le choix et le remplacement des dirigeants sont désormais faits par le recours au suffrage universel. Dirigeants et citoyens sont assujettis à l'autorité de la loi sur un pied d'égalité sans distinction de rang ou de statut social.

Enfin, les sociétés politiques sont de plus en plus dirigées à notre époque par des gouvernements séculiers ou laïcs, c'est-à-dire par des gouvernements qui ne sont pas identifiés juridiquement à une confession particulière. Ces gouvernements ne sont pas mandatés pour favoriser une confession religieuse particulière. Ils ne sont pas davantage qualifiés pour définir les croyances religieuses des citoyens ou pour dicter leur conduite personnelle. De ce dernier caractère découlent les conséquences suivantes :

a) la liberté de conscience et la liberté religieuse sont reconnues comme des droits fondamentaux de tous les citoyens. La forme plus élevée et la plus sure d'affirmation de ces droits réside dans des dispositions d'ordre constitutionnel;

b) les églises à travers lesquelles s'expriment les croyances religieuses des citoyens ne jouissent plus à l'intérieur de la société politique d'un statut public supérieur ou égal à celui de l'État. Mais elles disposent en retour d'une grande liberté. Elles peuvent ainsi s'acquitter sans entrave de leur mission propre.

Les idées qui viennent d'être évoquées font désormais partie d'un patrimoine culturel et politique largement reconnu, du moins en Occident. Elles impliquent la reconnaissance d'une distinction fondamentale entre le domaine religieux et le domaine politique, entre l'ordre temporel et l'ordre spirituel. Déjà contenue en germe dans l'Évangile, cette distinction a été un apport majeur du christianisme au développement de la civilisation. Parce qu'elle fixe des limites à leurs ambitions, elle sera toujours contestée ou ignorée par les gouvernements en quête d'un pouvoir abusif sur les personnes soumises à leur autorité. Elle a aussi a été contestée ces dernières années à l'intérieur même de l'Église par des théologiens désireux de valoriser l'engagement politique. Nonobstant ces remises en question au sujet desquelles le pape a exprimé de sévères réserves, je considère que la distinction entre l'ordre temporel et l'ordre spirituel demeure fondée et très actuelle. Je puiserai à cette source riche d'histoire et de sagesse une bonne partie de mon inspiration pour les réflexions qui vont suivre.

-II-

Au Québec, l’Église catholique occupa longtemps une place dominante dans l'organisation de la vie sociale. Dès le début de la Révolution tranquille, elle a cependant choisi de se désister librement de maintes tâches qu'elle avait assumées pendant plusieurs générations. En raison de circonstances nouvelles et de changements substantiels qui se manifestaient déjà dans les mentalités, des transformations profondes étaient devenues nécessaires dans notre système d'enseignement et dans plusieurs autres domaines de la vie collective. Je fus témoin des décisions prises à cette époque par les chefs religieux et l'autorité politique. Grâce au leadership éclairé des uns et des autres, nous sommes entrés rapidement dans un nouvel âge où la direction de la société politique a été prise en charge de manière plus complète par les dirigeants politiques et où l'Église a été appelée à se concentrer davantage sur sa mission spirituelle sans que s'élèvent entre elles des luttes ruineuses. L'exemple de réalisme que donna alors le Québec ne saurait être trop souligné. Sain en soi, ce rééquilibrage des rôles créait cependant un défi nouveau. Désormais, la responsabilité d'assurer une présence efficace des valeurs plus chrétiennes dans la société politique incombe plus particulièrement aux laïcs, qui doivent « assumer comme leur tâche propre, selon Vatican II, « le renouvellement de l'ordre temporel ». (3). Essayons de voir sous quelles formes et dans quelles conditions cette responsabilité peut être assumée dans le Québec d'aujourd'hui.

Parmi les responsabilités qui échoient aux laïcs chrétiens en relation avec la société politique, il convient de signaler en premier lieu celles qui découlent de leur qualité de citoyens. Ces responsabilités comprennent notamment:

1) l’obligation d’obéir aux lois et de s'acquitter consciencieusement des charges qu'elles imposent à tous, en particulier en matière de taxes et d'impôts;

2) 2) l'obligation d'exercer librement et honnêtement les droits que la loi reconnaît aux citoyens, en particulier le droit de vote;

3) 3) l'obligation de se tenir informés au sujet de la marche de la société politique afin de pouvoir participer de manière éclairée aux décisions touchant son orientation.

Ces obligations peuvent sembler banales. Mais l'existence très répandue de la fraude fiscale et de la fraude dans les programmes de soutien du revenu nous rappelle qu'il y a beaucoup de travail à faire à ce niveau. Une mentalité tenace veut encore de nos jours qu’une offense contre le fisc, l'assurance-emploi ou l'aide sociale ne soit répréhensible que lorsque l'on se fait prendre en flagrant délit. A notre époque de démocratisation accrue, la formation de la conscience civique est essentielle au bon fonctionnement de la société. Il y a là un chantier majeur pour tous ceux que préoccupe la santé morale de la société, en particulier pour les églises.

Si fondamental soit-il, fidèle à l'accomplissement de ses devoirs civiques élémentaires ne saurait toutefois tenir lieu d'engagement suffisant pour un chrétien qui veut s'acquitter pleinement de son rôle dans la société. L'engagement doit aller plus loin. Il doit se traduire par une participation active dans la formation de l'opinion. Il devra aussi aller dans certains cas jusqu'à l'entrée dans la politique active. « Tous les citoyens, souligne Vatican II, « doivent prendre conscience du rôle particulier et propre qui leur échoit dans la communauté politique» (4). Le même concile affirme ailleurs que les laïcs « doivent en ce domaine agir par eux-mêmes d'une manière déterminée » (5).

Dans le genre de société où nous vivons, l'opinion est souveraine. A travers les lieux divers où elle s'exprime, elle gravite autour de deux courants profonds qui transpirent à travers les particularismes des groupes. Un courant conservateur privilégie les valeurs de prise en charge personnelle et d'initiative individuelle; il favorise une évolution prudente et ordonnée des institutions et cherche à freiner l'expansion indue du rôle des gouvernements. Un courant réformiste met l'accent sur les changements nécessaires dans la vie politique, économique et sociale; il privilégie les valeurs d'égalité et de solidarité; il favorise davantage les initiatives collectives et l'intervention de l'État. Ces deux courants sont à l'oeuvre au sein de toute société, voire à l'intérieur de chaque personne. Ils reflètent deux tendances fondamentales de notre nature.

Le juste milieu n’existant nulle part à l'état pur, les choix de chacun, consciemment ou non, se rattachent à l'un ou l'autre courant. Le choix de l'un ou l’autre doit être fait en toute liberté par chaque personne suivant son analyse de chaque situation et sa conscience. Il peut être modifié en tout temps, ce qui explique entre autres les changements de gouvernement qui surviennent périodiquement. Mais il ne peut pas être évité. A moins circonstances historiques très particulières, on peut en outre opter librement, si l'on est chrétien, pour l'une ou l'autre approche. Le rappel de Vatican II est clair à ce sujet: « En ce qui concerne l'organisation des choses terrestres, qu'ils (les chrétiens) reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu'ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion » (6).

J'aime le réalisme de ce texte conciliaire. Dans une société qui a atteint un degré élevé de maturité politique, comme c'est à mon avis le cas du Québec, il n'existe aucune raison valable de chercher à embrigader tout le monde au service d'une façon unique de voir. Par l'ampleur de son objet et par la diversité des opinions qui y circulent, une société démocratique est réfractaire à l'uniformité des opinions. Abandonnée à sa seule diversité, elle serait par contre ingouvernable. La présence de deux courants bien campés prémunit la société contre l'uniformité. Elle empêche d'autre part la dispersion anarchique des opinions. Elle contribue ainsi à la santé du corps politique. Le maintien d'un débat sans cesse renouvelé entre tenants des deux tendances sera mille fois plus utile pour l'avancement de la société qu'une unanimité artificielle inspirée par un faux souci de rectitude politique, fut-elle inspirée des plus nobles motifs. Autant il importe que le plus grand nombre de citoyens s'engagent dans les débats pouvant affecter l'avenir de la société, autant il importe également que les chrétiens qui participent à ces débats le fassent sous leur propre responsabilité, en évitant de se couvrir du manteau de la religion ou de la vertu et en faisant montre de respect pour les choix différents que peuvent faire d'autres citoyens. Il peut être justifié en certaines circonstances pour les milieux religieux de faire alliance avec les tenants d’un courant afin de promouvoir avec plus de force un objectif jugé grave et urgent. Ce genre d'alliance devrait toutefois être circonstanciel, non permanent. S'il devenait permanent, il tendrait logiquement vers une confusion entre le spirituel et le politique. Lorsque cette confusion se produit, le religieux devient une nouvelle forme de cléricalisme et le plus souvent le politique finit par l'avaler. Ce qui commence en mystique, disait Péguy, finit en politique.

La participation aux débats de société est une forme très appréciable de contribution à la vie politique. Il en va de même de la participation aux associations de toute sorte qui sont source et signe d'une grande richesse pour une société démocratique. Pour un grand nombre, l'engagement actif au sein d'un syndicat de travailleurs, d'une coopérative, d'une chambre de commerce, d'une caisse populaire, d'un organisme de loisir, d'un club de l'âge d'or, d'un groupe d'entraide, d'une association à but social, économique ou professionnel est la forme d'engagement la plus appropriée et la plus accessible. On ne saurait trop souligner à cet égard le soutien important que des milieux religieux apportent à de nombreux groupes dont l'action vise à promouvoir le développement des secteurs défavorisés de la société. En principe, les associations de cette nature, en raison de la liberté que leur reconnaît la loi, peuvent décider elles-mêmes de s'engager ou non sur le terrain politique. Je crois toutefois que, quand une association poursuit des buts religieux et s'appuie largement sur le soutien des milieux religieux, elle devrait éviter de se confondre avec les partis politiques.

Puisque nous parlons de politique, l’engagement devra se traduire chez un certain nombre de citoyens par le saut dans la politique proprement dite. Ce saut s'effectue par l'inscription dans un parti politique. Je comprends le malaise que cette perspective provoque chez plusieurs. Je dus moi-même surmonter de profondes hésitations avant de faire le saut. C'est néanmoins par le truchement des partis politiques que se réalise dans une société de forme libérale la participation directe des citoyens au gouvernement de la cité. L'existence des partis permet de regrouper en des formations organisées des citoyens représentant les deux grandes tendances dont nous avons parlé. Elle assure le fonctionnement ordonné et stable du système politique en permettant que les forces y soient réparties d'une manière équilibrée et en faisant en sorte que tour à tour, à intervalles variables, les tenants de l'un et l'autre courants aient la chance, en exerçant le pouvoir, d'agir directement sur l'évolution de la société. Le régime des partis s'accompagne d'inconvénients sérieux dont les moindres ne sont pas la tyrannie qu'exerce sur les esprits l'esprit de parti et le pouvoir énorme que ce régime confère à des groupes limités d'individus. Mais tout compte fait, les avantages qu’il procure sont supérieurs aux contraintes qu'il impose. Mieux vaut chercher à améliorer les partis de l'intérieur que de les juger sévèrement de l'extérieur. Il est possible, même si ce n'est pas toujours facile, militer au sein d'un parti sans y aliéner sa personnalité et de ses valeurs, à condition de ne jamais s'y laisser asservir par le conformisme et de se réserver en tout temps une marge inaliénable de liberté intérieure et de distance critique.

Une fois que lʼ on accepte la réalité des partis politiques, il faut accepter de composer avec l'esprit de compétition qui l'accompagne. L'inscription dans un parti implique en effet que, sous la bannière de cette formation, l'on accepte de le soutenir dans son action pour la conquête du pouvoir. Or, la rivalité à laquelle donnent lieu les compétitions entre les partis pour l'obtention du pouvoir est parmi les plus vives, parfois même les plus farouches, qu'on puisse imaginer. L'exercice du pouvoir étant l'un des enjeux les plus séduisants que l'on puisse concevoir, la compétition entre les partis donne lieu à un déploiement souvent démesuré de manœuvres de toute sorte de la part des partis. A ceux qui s’en étonnent, il faut répondre qu’il n'y pas si longtemps, le choix des dirigeants se faisait par l'épée ou par la volonté d'un seul. La lutte organisée entre les partis reflète à bien des égards les tensions entre courants de pensée divers et intérêts opposés que l'on observe au sein de la société. La coexistence ordonnée que permet à cet égard le système des partis est préférable, quoi qu'on dise, à l'anarchie et à la dictature. Au lieu de moraliser en vain au sujet de l'esprit de compétition qui est inscrit au cœur même de l'action politique et de tant d'autres formes de l'activité humaine, il m'apparaît plus juste de l'accepter comme une donnée de notre nature et de chercher à en civiliser la manifestation à l'aide de règles et de pratiques exigeantes. Soulignons avec une juste fierté que le Québec figure au premier rang des sociétés contemporaines par la qualité des lois et pratiques qu'il s'est imposées concernant le financement des partis politiques et la conduite des compétitions électorales.

Il est impossible de traiter des partis politiques sans parler aussi de l'enjeu suprême de leur action, qui est le pouvoir. Celui-ci fascine l'imagination. On se le représente volontiers comme synonyme de puissance illimitée et de domination. Or, la réalité concrète du pouvoir invite bien davantage à la prudence et à l'humilité qu'à l'orgueil ou à la vanité. Dès qu'il entreprend d'agir, celui qui est investi d'un mandat politique doit en effet se mesurer à de nombreuses limites. Une première limite est inscrite dans la réalité même de l'état. Au lendemain d'une élection, le gouvernement fraîchement élu découvre vite que la marge de manœuvre dont il dispose pour innover est extrêmement mince en cette période de budgets austères et de globalisation. La quasi-totalité des ressources est absorbée au départ par des contraintes incontournables découlant d'engagements déjà pris. Les maigres ressources qui constituent la marge de manœuvre fort mince d'un gouvernement sont vite absorbées par des choix incontournables qui laissent forcément une foule de problèmes sans solution. En outre, la globalisation de l'activité humaine oblige toute société à s'astreindre à une discipline sévère afin d'être en mesure de soutenir la concurrence avec les autres sous l'angle de ses coûts de fonctionnement, de la qualité de ses produits et du niveau de vie qu'elle procure à sa population. Une seconde source de contrainte est inhérente au fonctionnement d'une société fondée sur le règne de l'opinion. Dans une telle société, le gouvernement doit agir en tenant compte de courants d'opinion et d'intérêts souvent opposés. Ses décisions ne peuvent être imposées brusquement. Elles doivent tenir compte de l'état de l'opinion et de la capacité d'évolution de la société. Elles seront le plus souvent le résultat de compromis qui peuvent rarement prétendre à la perfection de la justice. Une troisième source de contrainte vient de notre système politique. Les pouvoirs y sont répartis entre plusieurs paliers différents d'intervention. Le champ d'action de chaque gouvernement s'en trouve réduit d'autant. Une quatrième contrainte découle de la nature du mandat confié au gouvernement. Ce mandat embrasse une période d’au plus quelques années. Il devra être exercé sous la surveillance étroite de l'opinion. Il pourra être renouvelé si le gouvernement a agi de manière à satisfaire une majorité de la population. Mais de manière générale, il aura une durée éphémère. Ces contraintes obligent les gouvernements à faire passer les considérations fonctionnelles avant les impératifs idéologiques et contribuent ces années-ci à rapprocher les partis de ce que le président Clinton appelle le « centre vital » de l'échiquier politique. Elles aident à comprendre que l'exercice de l'autorité politique est bien davantage un service qu'un pouvoir au sens exaltant que les partis prêtent trop souvent à ce dernier terme.

Par-delà les allégeances partisanes, l'unité de la société doit être un sujet constant de préoccupation pour les personnes engagées dans la politique. Toute société a besoin pour subsister et progresser de pouvoir s'appuyer sur l'existence au sein de la population d'un consensus large autour de certaines valeurs essentielles. Les acteurs politiques doivent veiller à préserver et à enrichir continuellement ce consensus. Évitant de se laisser aveugler par leurs divergences légitimes et leurs intérêts électoraux, ils doivent veiller et à enrichir continuellement ce consensus. Évitant de se laisser aveugler par leurs divergences légitimes et leurs intérêts électoraux, ils doivent veiller a ce que les débats portant sur certains sujets fondamentaux ne dégénèrent pas en querelles étroitement partisanes. L'adhésion à certaines valeurs communes doit transcender leurs désaccords. J'ai vu cette disposition à l'œuvre à l'occasion de certains débats majeurs à l'Assemblée nationale. Ces moments où les parlementaires des deux partis surent s'élever au-dessus de leurs intérêts particuliers pour se mettre ensemble, selon l’expression qu'affectionnait Robert Bourassa, au service du bien supérieur du Québec, demeurent parmi les plus beaux souvenirs que je conserve de mes seize années de vie politique. L'attachement au Québec et à certains traits qui font de notre histoire un chapitre original et distinct de l'histoire humaine m'apparaît comme un premier sujet de consensus. L'attachement aux libertés, le refus de la violence, le respect de nos institutions et le droit l'éducation, aux services de santé et à un réseau efficace de protection contre les risques majeurs de l'existence doivent aussi continuer à faire partie de nos valeurs communes. Même si nous n'y sommes pas encore parvenus, il faudrait également hausser à ce niveau élevé nos débats touchant le respect des droits minoritaires en matière de langue et de religion.

Il manquerait une dimension essentielle à notre réflexion si nous omettions de parler du rôle de la presse. Celle-ci est en effet un acteur politique de premier ordre. Ceci est particulièrement vrai de la télévision mais vaut aussi pour la presse écrite et la radio. Je perçois le rôle de la presse sous un jour à la fois simple et exigeant.

En démocratie, le citoyen possède des droits étendus. Faute de temps et de ressources, il n'est cependant pas en mesure de les exercer aussi complètement qu'il le souhaiterait. Il échoit à la presse d'exercer en plénitude les droits et prérogatives du citoyen. Ce rôle doit lui suffire. Elle n'a pas besoin d'autres droits que ceux du citoyen pour s'en acquitter efficacement. A plus forte raison, elle n'a pas besoin de privilèges spéciaux qui en feraient une caste à part parmi les intervenants politiques. Vous me permettrez quelques rapides observations à ce sujet:

1) la presse doit jouir d'une liberté très étendue. Mieux vaut une presse libre qui abuse parfois qu'une presse servile qui garde le silence par crainte du pouvoir;

2) la presse a une mission d'information et une mission de critique. De ces deux missions indispensables, la plus importante est à mes yeux la mission d'information. De manière générale, la vérité et la liberté du débat sont mieux servies quand les deux fonctions ne sont pas confondues;

3) dans l'exercice de sa fonction critique, la presse doit s'appuyer sur une information solide. Elle doit être ferme tout en étant juste. Elle doit aussi être ouverte à la réplique et faire une place loyale à celle-ci;

4) la presse doit être en état perpétuel de veille contre les tentatives de manipulation des gouvernements. Elle sera d'autant plus efficace à cet égard qu'elle saura conserver une saine distance à l'endroit du pouvoir;

5) la presse jouera plus pleinement son rôle si, au lieu de concentrer trop exclusivement son attention sur les aspects négatifs, conflictuels ou personnels des dossiers, elle accorde une juste place au contenu objectif et aux aspects positifs de chacun.

Depuis la Revolution tranquille la séparation entre le pouvoir politique et les Églises est beaucoup plus nette au Québec qu’autrefois. Il restera toujours néanmoins un certain nombre de sujets qui devront donner lieu à une interaction entre les deux. La société politique peut adopter envers les églises une attitude soit neutre, soit hostile, soit bienveillante. Cette attitude se traduira notamment:

1) par le régime juridique accordé aux églises en matière de liberté de culte, d'association et d'expression;

2) par le statut accordé aux églises et aux établissements religieux en matière de taxation;

3) par le soutien plus ou moins grand accordé aux initiatives des églises et des groupes religieux au plan social et culturel;

4) par le statut accordé aux valeurs morales et religieuses dans les établissements d'éducation et de santé;

5) par l'attention plus ou moins grande apportée aux représentations des autorités religieuses dans divers dossiers intéressant la société politique et les églises.

Une attitude de stricte neutralité me paraît impossible en ces matières: le juste milieu parfait est synonyme de vide quand il ne sert pas de prétexte à des sentiments que l'on n'ose pas avouer. L'hostilité me semble également hors de question parce qu’incompatible avec l'esprit d'une société respectueuse des libertés de religion et d'association. Une attitude de bienveillante collaboration, dans le respect de la vocation propre de chaque interlocuteur, me paraît plus réaliste et plus conforme à la tradition du Québec. Elle est réaliste parce qu'elle tient compte de l'immense capital social et spirituel que les églises représentent encore dans la société québécoise et parce qu'elle peut contribuer à mettre ce capital au service de toute la société. Elle est conforme à notre tradition parce qu’à toutes les époques de notre histoire, il a existé un rapport d'interaction positive entre la religion et la société politique. Une interaction aménagée dans un esprit de respect mutuel s'avérera plus féconde que l'hostilité ou l'ignorance réciproque. Nous devons rechercher dans cet esprit des réponses aux questions nouvelles qui se présentent à nous concernant des sujets comme la place de la religion dans l'école et la taxation des biens religieux.

Dans la même perspective d'interaction, il est nécessaire que les églises exercent activement leur droit d'intervenir dans les débats publics afin d'y faire entendre la voix des valeurs morales et religieuses. Ce droit d'intervention est un corollaire indispensable de la mission des églises et de la liberté religieuse. Il m'apparaît normal, pour des motifs de clarté et de d'unité, que ce droit s'exerce surtout par la voix des chefs religieux, dont c'est la mission propre de parler au nom de la communauté chrétienne. A travers la Documentation catholique, je suis depuis des années les interventions du pape et des épiscopats catholiques de divers pays dans les grands débats de notre temps. La haute tenue de ces interventions fait honneur à la religion et en particulier à l'Église catholique. Depuis la période déjà lointaine où les grandes interventions des évêques dans les conflits sociaux et du cardinal Léger dans les questions d'éducation défrayaient la manchette des journaux, les interventions des chefs religieux dans les débats du jour se sont faites plus rares et moins percutantes au Québec. Je souhaiterais qu'ils parlent plus fréquemment et qu'ils le fassent suivant des normes de rigueur élevées comme celles que sut incarner aux États-Unis le regretté cardinal Bernardin dont l'influence sur les interventions publiques de l'épiscopat de son pays fut décisive. Je souhaiterais aussi qu'ils veillent, avant de se prononcer, à s'enquérir de l'avis de tous les milieux intéressés et à considérer avec une égale attention tous les points de vue en présence.

-III-

J'ai tenté jusqu’à maintenant de faire ressortir la signification éminemment positive que la conscience chrétienne attache aux réalités de l'ordre temporel et particulièrement à la société politique. Je voudrais en terminant examiner une question qui est souvent adressée aux personnes engagées dans la politique. Y a-t-il une manière proprement chrétienne de faire de la politique? Peut-on envisager un style d'engagement qui distinguerait le chrétien engagé dans ce secteur?

Le chrétien qui s'engage en politique doit le faire à son titre de citoyen, avec une humilité de bon aloi, sans aucune pensée de supériorité ou d'infériorité envers quiconque. Il doit être conscient que, personnellement, il est l'égal - sans plus - des autres personnes qui partagent le même engagement, quelle que soit leur allégeance religieuse. Il doit en conséquence aborder son travail avec une attitude fondamentale de respect envers les personnes qui ne partagent pas ses opinions et en admettant à priori qu'il peut arriver que leurs idées soient meilleures que les siennes. Il doit aussi s'employer à bien comprendre l'objet et les enjeux de la politique, les limites inhérentes à ce mode d'action et les conditionnements concrets qui en règlent l'exercice en démocratie. La personne bien avertie de ces choses sera mieux prémunie contre ses propres ambitions et aussi contre certaines illusions messianiques trop souvent véhiculées par les milieux politiques.

Cela étant, le conseil que Newman donnait il y a plus d'un siècle aux chrétiens de son pays touchant l'engagement dans des activités séculières vaut aussi pour les chrétiens d'aujourd'hui qui s'engagent dans la politique. Qu'ils y rendent gloire à Dieu non pas en cherchant à se sortir de leur milieu mais en y étant engagés de l'intérieur, non pas avec des paroles vaines et intempestives mais d'abord par leur application et leur zèle dans l'accomplissement de leur tâche, par un souci élevé de la justice et de l’intégrité dans l'action et par des manières d'agir qui contribueront à la bonne qualité des rapports sociaux. Qu'ils pratiquent entre autres, conseille Newman, «la droiture, l'intégrité, la prudence, la franchise, l'affabilité, la bonté et l’amour fraternel » (7). Qu’ils se laissent surtout pénétrer eux-mêmes, ajoute-t-il, par l’esprit de Dieu « car celui qui s’efforce d’établir le royaume de Dieu dans son cœur le fat avancer dans le monde » (8).

Sans s'attribuer le monopole de ces questions, sans nécessairement être d'accord entre eux sur les mesures concrètes à envisager pour les résoudre, les chrétiens engagés dans la politique devraient se distinguer de manière habituelle par leur intérêt publiquement exprimé envers certaines questions qui, tout en relevant à des degrés variables de l'autorité politique, interpellent avec insistance la conscience humaine dans ce qu'elle a de plus profond et de plus noble. Parmi ces sujets, mentionnons l'intégrité des mœurs politiques, les droits de la personne, le respect de la vie, la protection de l'environnement, la juste répartition des chances et des charges dans la société, le bien de la famille et de l'enfance, les impacts humains de la « nouvelle économie », la qualité des lois sociales, des services d'éducation, des services de santé et des services sociaux, et la solidarité envers les membres plus vulnérables de la société. Les chrétiens engagés dans la politique doivent être prêts à soulever ces questions avec une solide connaissance des sujets traités, en portant une attention particulière aux interventions des milieux sociaux et religieux compétents et en étant prêts à afficher clairement leurs propres couleurs.

La politique offre enfin un vaste champ d'application pour la pratique de conduites plus directement inspirées de l'Évangile. Nous sommes enclins à penser que les passages les plus percutants de l'Évangile sont de l'ordre du conseil et que la pratique en est réservée en conséquence aux personnes qui ont choisi de vivre en marge du monde. Tel n'est pourtant pas le cas. L'appel à la conversion du cœur s'adresse à tous. Il ne fait pas exception pour ceux et celles qui sont engagés dans la politique. La conversion doit se traduire non par des gémissements vains mais par des actes concrets. Nombreux sont les thèmes évangéliques qui sont d'une actualité certaine en rapport avec l'engagement politique. Mentionnons entre autres la soif de la justice, le respect de la vérité, le souci du travail en profondeur, l'attention envers les membres plus faibles du corps social, l'amour de l'adversaire, le pardon des offenses, l'oubli de soi dans le service, le détachement envers la richesse et les honneurs, et la liberté intérieure envers tous les pouvoirs humains. La politique est trop souvent une jungle où la loi du plus fort est jugée la meilleure. Néanmoins, elle donne parfois lieu à des comportements exemplaires dont l'opinion publique n'est pas saisie car, par définition, ils doivent le plus souvent rester cachés.

Ayant vécu dans le milieu politique québécois pendant plus de seize ans, j'ai constaté la faiblesse de l'information à laquelle les hommes et les femmes engagés dans ce milieu ont accès en matière religieuse. J'ai constaté aussi l'absence presque complète d'animation spirituelle dans le milieu politique. Les hommes et les femmes politiques ont peu souvent l'occasion de discuter sérieusement de sujets religieux. Ils n'ont pas davantage l'occasion de les approfondir. D'autre part, il n'existe à ma connaissance aucun lieu où, par-delà les allegeances partisanes, des hommes et des femmes engagés dans la politique pourraient se retrouver pour approfondir les aspects spirituels de leur engagement.

Il y aurait un travail à entreprendre afin que les élus et les responsables des partis politiques soient mieux informés des interventions émanant des milieux religieux en relation avec des sujets d'intérêt public. Il serait souhaitable que des rencontres périodiques aient lieu entre les autorités des églises et les dirigeants politiques autour de sujets d'intérêt commun. Il serait enfin très bienfaisant que se créent des lieux de réflexion et de ressourcement spirituel à l'intention des personnes qui oeuvrent dans la politique. La politique exige beaucoup de ceux qui s'y adonnent. Elle leur fournit en retour peu d'alimentation en profondeur. Il y a là un chantier important à explorer pour ceux qui se préoccupent de ce que sera la dimension spirituelle de la politique dans le Québec du 21e siècle.

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Références
1) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Constitution pastorale Gaudium et Spes, Ed. Fides, Montréal, 1966, p.254.
2) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Constitution pastorale Gaudium et Spes, p.255.
3) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Décret sur l'apostolat des laics, p.403.
4) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Constitution pastorale Gaudium et Spes, p. 253.
5) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Décret sur l'apostolat des laics, p.404.
6) Vatican II, Les seize documents conciliaires, Constitution pastorale Gaudium et Spes, p.254.
7) Newman, John Henry, Parochial and Plain Sermons, Doing Glory to God in Pursuits of the World, Ed. Livingston, London-Oxford-Cambridge, 1873, Vol. VIII, p.164.
8) Newman, John Henry, Sermons bearing on Subjects of the Day, Connexion between Personal and Public Improvement, Ed. Rivington, Oxford, 1844.