Mon père apprécie cet homme au langage de la rue. Comme lui, il ne fait pas dans la dentelle avec un vocabulaire « politiquement correct ». Il dit tout haut ce qu’il pense avec des expressions de basse-cour.
De plus, notre invité à des opinions franches et bien arrêtées. On ne philosophe pas sur les virgules avec lui.
Il me faudra quelques rencontres pour apprivoiser le style de Léon-Pierre, mais ça viendra. Il deviendra même un ami.
Léon est né à Montréal, le 28 mars 1936. Il est le fils de Marie-Ange Lajeunesse et Éloi Éthier. Sa famille compte treize enfants.
L’enfance du bambin ne sera pas facile. Son père est un homme intransigeant qui a un sérieux problème avec l’alcool. Sa mère pleurera souvent devant ses enfants.
A quinze ans, comme tous les membres de sa famille, il vagabonde dans les rues de Montréal. Pendant trois ans, il mène une vraie vie de clochard, sans domicile fixe.
D’ailleurs, toute sa vie il se définira comme "un bum”: « Je suis un vrai bum! Bummer est une vocation spéciale! On a la liberté! On n’a pas un dollar dans les poches, mais on a tout! », me disait-il en 1998 en me racontant des bribes de son existence.
Il me disait: « Lorsqu’on bummait, on avait pitié de nous autres : c’est un mendiant, un petit de la rue, c’est un pauvre! Alors on nous accueillait, on nous gardait dans une petite chambre pour dormir l’hiver. L’été nous couchions dehors. J’aimais bien fouiner d’un bord à l’autre, à me déniaiser… C’est comme ça que j’ai visité une partie de la province de 15 à 18 ans. J’étais un clochard, un bum… Pis j’aimais ça! J’étais bien dans ça! »
A 17 ans, il vit sa première peine d’amour. C’était une étudiante en soins infirmiers. Ses parents s’objectent à cette relation. Pour éviter qu’ils se voient « en cachette », ils la placent chez une tante à Québec. Comme dit le dicton, « loin des yeux, loin du cœur ».
Heureusement, le cas de Léon-Pierre n’est pas désespéré. En 1954, il entre en communauté. Il a 18 ans.
Huit ans plus tard, juste avant de prononcer ses vœux, il quitte la congrégation. Il a 26 ans. En apprenant la nouvelle, son père le renie: « En arrivant chez moi, mon père m’a dit : « Tu es défroqué! Tu es le déshonneur de la famille! Retourne donc dans la rue! » Léon-Pierre vagabondera un autre six mois, sans domicile fixe.
Durant ses premières semaines hors de la communauté, pour la deuxième fois de sa vie, il rencontre une femme. Il en est follement amoureux. Son père est avocat. Malheureusement, pour une affaire de classe sociale, Léon-Pierre n’est pas le bienvenu dans le clan familial de l’homme de droit. L’histoire de cœur prend fin. Il n’aura jamais plus de nouvelles de la jeune femme. En 1998, en parlant d’elle avec lui, ses yeux et sa voix s’emplissent d’émotions. Visiblement, sa « blessure d’amour » était encore très vive.
En novembre 1962, une idéation suicidaire le poursuit. Il élabore un plan. Il fixe une date pour l’exécution de celui-ci. Léon-Pierre a fait le choix de mourir.
La providence changera son plan: « J’entre dans une église. Il y avait là un prêtre qui prêchait. Il m’a touché. Après la cérémonie, je suis allé le rencontrer. Il m’a fait entrer dans son groupe religieux. Mais… Je trouvais ça trop riche. Alors il m’a dit : « Je vais t’envoyer dans une communauté qui ramasse n’importe quoi ». Si au moins il m’avait dit… n’importe qui! J’y suis entré et demeuré pendant 14 ans. C’était une congrégation semi-contemplative. »
Après des années, il finit par la quitter. Cette fois-ci, ce n’est pas par fuite, mais dans le but de devenir diacre permanent. Un évêque désire ses services. Ce dernier l’aide à être relevé de ses vœux perpétuels.
Après quelques mois de formation universitaire, l’évêque décède. Le projet diaconal tombe à l’eau. Néanmoins, il devient agent de pastorale. Pendant huit ans, il s’occupera des clochards, des pauvres de la Saint-Vincent-de-Paul et des jeunes de la rue. Durant ces années, il passe six mois en France, a l’Arche.
En 1980, à la mort de la deuxième épouse de son père (sa mère est décédée en 1974), il décide volontairement de retourner vivre dans la rue. Il se donne douze mois à temps plein pour toucher du doigt les souffrances morales des jeunes de la rue. Mais la vie d’itinérant n’offre plus le même confort ni la même joie de vivre que dans sa jeunesse. Les problèmes sociaux ne sont plus les mêmes.
En 1981, il commence une série d’expériences : trois mois à la Famille Myriam Beth’léem à Baie-Comeau, trois mois à Hauterive au service de la prévention du suicide, trois mois à la Trappe de Mistassini, trois mois à Sutton avec les alcooliques et un séjour un peu plus prolongé à la maison des Trinitaires, à Granby, où il travaille auprès du père Jean-Paul Regimbal.
Finalement, il retournera s’installer à Montréal pour s’occuper des jeunes de la rue, jusqu’au jour où il fonde la Fraternité Éric.
Fraternité Éric
En 1998, Léon-Pierre me raconte: « C’était un soir, il y avait des funérailles pour un sidéen. Les cendres étaient sur la table. Au baiser de paix, il y avait là un bonhomme qui avait l’air d’un cure-dent. Je me suis senti attiré par lui, alors que nous étions plus de 80 ans cette grande salle. Au moins 50 étaient porteurs du virus. J’ai été vers lui. Je l’ai pris dans mes bras. Je lui ai souhaité la paix de Jésus. Je l’ai embrassé et j’ai entendu à l’arrière de moi : « Attention, Tu vas attraper le sida! » Comme je venais de l’embrasser sur les deux joues – il avait plein d’herpès et de sang dans la figure -, je l’ai embrassé encore une fois sur la joue. Je lui ai dit : « Je t’aime et Jésus t’aime encore plus que moi ». Il m’a fait un beau sourire… Lorsque je suis dans la tristesse, je pense à lui et tout disparait. Ce jour-là, j’ai vu en lui la sainte face de Jésus ». A partir de ce moment, il ne craint plus cette maladie.
Pendant une dizaine d’années, en plein centre-ville de Montréal, il s’occupera de sidéens à l’approche de la mort.
Alors que la recherche médicale commence à s’activer afin de trouver un traitement efficace pour améliorer l’état physique des malades atteints, la maladie n’est pas la principale préoccupation de Léon-Pierre. Il s’intéresse à ce qu’ils sont. La personne d’abord.
A travers les rencontres, il s’adresse à leur âme. Il leur présente « Jésus modèle de la route à suivre » et les accompagne spirituellement de la vie à la mort physique, et, parce qu’il est chrétien, de la mort physique a la vie après la vie, au royaume des bienheureux du ciel.
Durant ses années de dévouement, il accompagnera 610 malades. Une vingtaine d’entre eux meurent dans ses bras. Cela peut sembler héroïque, mais il ne faut pas croire que cela a été facile à vivre.
Daniel, qui a rendu l’âme le 4 décembre 1988, est de ce nombre. Léon-Pierre Éthier se souviendra longtemps de lui. Il hantera ses rêves. Il lui faudra de nombreuses années pour en arriver à avoir la certitude qu’il est en paix sur l’autre rive de la vie.
Il y a eu également Denis. Son histoire est unique. Léon-Pierre me racontait: « Le père de Denis n’acceptait pas que son fils soit homosexuel » [...] « Il est venu le visiter quatre fois avant sa mort. Après son décès, il m’a dit : « Je veux mourir comme mon gars ». « Tu veux mourir comme une tapette !? », lui ai-je demandé. Il m’a répondu : « Oui! » Cet homme a été rejoint par les attitudes de son fils. Au moment de sa mort, Denis disait : « Je tiens la main de mon chum. Il est tellement beau, mon Jésus… » Lorsque son père venait le voir, il répétait les mêmes paroles : « Tais-toi papa, je tiens la main de mon chum… qu’il est beau!... Qu’il est beau... » Deux semaines avant de mourir, Denis s’est confessé et a assisté à la messe. »
Ghislain Robert a profondément marqué sa vie. Il en parle comme un père parle de son fils: « J’ai vécu avec lui une profondeur spirituelle que je n’ai jamais vécue avec un autre sidéen ».
Je me souviens de lui. Léon-Pierre me l’avait présenté. Nous étions allés le visiter dans son petit logement. Ghislain était un homme doux et tendre. Malheureusement, a 9 ans, il a été la victime d’un pédophile. Comme cela arrive souvent, c’était un ami de la famille. Les abus marqueront à jamais sa vie.
Ghislain a souvent accompagné Léon-Pierre dans ses tournées d’un bout à l’autre du Québec. Il parlait de sa maladie, de sa vie et de la foi en Dieu qui l’habitait.
Dans ses confidences de 1998, Léon-Pierre me disait: « Il faut faire cheminer les âmes vers Dieu. Le Seigneur a mis dans mon cœur que ces malades ont plus besoin de la lumière éternelle que de simples soins du corps. C’est vrai qu’il faut les soigner physiquement, mais le soutien moral est très important pour ces personnes qui bien souvent ont été délaissées, mises de côté a 15-18 ans et qui ont dû cheminer dans une voie qui n’était pas celle qu’ils désiraient pour gagner un repas ou un coucher le soir ».
Et il ajoutait: « A travers tous mes amis, les malades du sida, je découvre Jésus. Je découvre un Jésus à l’agonie quand ils apprennent qu’ils sont porteurs du virus du sida; je découvre un Jésus crucifié lorsqu’ils avancent dans leur maladie; et je découvre un Jésus ressuscité au moment de leur départ vers le Père et qu’ils me disent : « Tu sais, j’embrasserai Jésus pour toi! » Ce qu’ils attendent de nous, c’est un regard de tendresse et d’amour ».
Pour Léon-Pierre, le sida n’est pas seulement l’affaire des homosexuels et des plus pauvres de la société. Toutes les classes sociales sont touchées. Mais les gens ont honte de cette maladie et les décès sont souvent annoncés sous le couvert du cancer ou d’autres maladies.
Pour lui, le condom protège un peu des infections, mais n’empêche pas toujours la contamination des partenaires sexuels. Le latex contient de très petits trous : trop petits pour laisser passer les spermatozoïdes, mais assez grands pour laisser passer le virus du sida.
Léon-Pierre me l’a souvent répété: Le meilleur moyen de ne pas attraper le virus est l’abstinence. Cela est une évidence! « Beaucoup prônent aussi une meilleure éducation sexuelle comme protection, mais on se trompe : ce n’est pas d’une éducation sexuelle que les jeunes ont besoin, mais d’une éducation à l’amour. Aimer, c’est savoir attendre l’autre. Néanmoins, pour les aventures compulsives, deux épaisseurs de latex valent encore mieux que rien ».
Au printemps 1998, à la demande de son médecin, Léon-Pierre Éthier se retire de son implication auprès des sidéens en phase terminale. Lorsqu'il m’a informé de ses problèmes de santé, je n’ai pas tardé à le visiter.
Ce jour-là, malgré la tristesse de devoir se retirer de son implication, il était fier du travail réalisé: « Pendant 3 ans [sur les dix ans de dévouement], j’ai visité 45 000 jeunes dans les écoles secondaires. 4000 m’ont écrit à peu près la même chose : si tu es venu juste pour moi, tu m’as sauvé… Je vais suivre tes conseils ». A regret, à cause de la maladie, il me confiait avoir dû refuser l’invitation de 51 écoles.
Léon-Pierre Éthier décède le 12 décembre 2001, à l’Hôpital Saint-Luc, à Montréal. Il sera inhumé dans le lot 04463 (section L) du Cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.