POLITIQUE: Le peuple québécois et son avenir politique


Le peuple québécois et son avenir politique

Message de l'Assemblée des évêques du Québec sur l'évolution politique de la société québécoise, le 15 août 1979


1.Parler, sous l'angle de la foi chrétienne, des choix politiques qui se présentent au Québec d'aujourd'hui constitue une entreprise délicate et difficile. Mais une double raison nous pousse à le faire. Comme serviteurs de la communauté catholique québécoise, nous avons à soutenir nos frères dans la recherche d'engagements qui s'éclairent de l’Évangile. Comme serviteurs de la Parole du Seigneur, nous devons la proposer, dans un langage pertinent, en toutes choses et à tout homme de bonne volonté. A l'égard de tous, c'est une attitude de dialogue que nous voulons adopter. La réalité est complexe, et nous attendons beaucoup des réactions que nos propos susciteront peut-être. Ces lignes ne prétendent pas tout dire et ne revêtent aucun caractère absolu.

Volonté d'être présents

2. En tant qu'évêques du Québec, nous nous situons dans une tradition de présence à la vie collective. Cette présence, toujours soutenue par l'action d'un clergé très près des gens, a pris des formes diverses qui font aujourd'hui l'objet d'appréciations contradictoires. Ces jugements ne tiennent pas toujours compte des mentalités d'hier et des besoins du temps. Mais la fidélité de cette présence ne s'est jamais démentie. Là est l'essentiel, et nous ne sommes pas près de rompre avec cet héritage.

3. Au moment où des changements surviennent et que d'autres sont recherchés ou annoncés, nous aimerions être utiles par un service de l'Évangile au cœur des problèmes qui se posent à la conscience collective. Nous ne chercherons pas à imposer l'un ou l'autre des choix politiques qui s'offrent à nous comme aux autres citoyens. Surtout, il doit être clair que nous avons la ferme intention de demeurer au service du peuple de Dieu dans quelque option que ce soit. Toutefois, puisque des changements importants d'ordre politique sont proposés, nous obéirions à une fausse discrétion en ne parlant pas ou à une fausse prudence en attendant trop longtemps.

4. Certains nous répéteront qu'il serait mieux de laisser à César ce qui est à César et que le Royaume du Christ n'est pas de ce monde. Mais c'est précisément parce qu'il y a distinction entre César et Dieu, entre ce monde et le Royaume, que nous avons à rappeler qu'aucune option politique ou constitutionnelle ne saurait être prise comme un absolu. Le croyant se meut nécessairement dans la contingence des options possibles avec toute leur complexité. Des choix différents et même des choix divergents peuvent aller chercher lumière et inspiration dans une même foi. C'est justement pour aider chacun à voir les implications évangéliques des projets qu'on lui proposera et lui permettre de vérifier les assises chrétiennes de ses options que nous croyons opportun de livrer quelques réflexions.

5. A des degrés divers et par-delà les divergences de vue sur les moyens à prendre pour y arriver, les Québécois veulent établir des relations meilleures avec ceux qui les entourent au Canada. La qualité des relations, non seulement entre les personnes mais aussi entre les communautés, intéresse au plus haut point ceux qui veulent s'inspirer et vivre de l'Évangile. Si on est en présence d'un peuple qui cherche des relations meilleures, les chrétiens ont sûrement un service à rendre et des responsabilités à prendre.

Un peuple

6. Les chrétiens ne font pas simplement partie du peuple de Dieu. Leurs vies s'enracinent dans la diversité des peuples du monde. Chaque chrétien fait partie d'un peuple sociologiquement identifiable au sein duquel lui revient sa part de responsabilité. La notion de peuple n'est cependant jamais facile à appliquer, et, dans le cas du Québec, les distinctions à faire sont particulièrement difficiles, nombreuses et délicates. La situation actuelle n'exige-t-elle pas une clarification à ce propos?

7. « Il est impossible de contester le droit de la communauté canadienne-française du Québec à l'existence, à l'épanouissement dans tous les ordres de réalités, à des institutions civiles et politiques, adaptées à son génie et à ses besoins propres, à cette autonomie sans laquelle son existence, sa prospérité, son essor économique et culturel ne seraient pas assurés » (Lettre collective des évêques catholiques du Canada à l'occasion du centenaire de la Confédération, 7 avril 1967, cf. L'Église canadienne, vol. 1, nº 1, janvier 1968, p. 5).

Les francophones du Québec constituent sûrement un peuple par leur langue, leur personnalité, leurs traditions, leur génie propre, leur sentiment de solidarité et leur vouloir-vivre collectif. À l'intérieur de la population canadienne, leur histoire et leur culture se distinguent non seulement de celles des Canadiens de langue anglaise, mais même de celles d'autres concentrations francophones importantes, comme les Acadiens, par exemple. Les francophones du Québec sont, avec raison, fiers du peuple qu'ils forment. Mais ils n'épuisent pas la réalité québécoise.

8. Il faut tenir compte de la présence, dans la province de Québec, d'une importante communauté anglophone, de plusieurs collectivités autochtones et d'autres groupes ethno-culturels. Les Amérindiens et les Inuit vivent sur le territoire québécois depuis des temps immémoriaux. Chez les anglophones, plusieurs ont de très anciennes et profondes racines québécoises. Parmi les immigrants qui ont adopté la langue anglaise, l'attachement au Québec constitue également une réalité concrète et vécue.

9. Même si ces diverses minorités se sentent souvent, comme d'ailleurs de nombreux francophones, insérées d'abord dans la grande mosaïque canadienne, elles font partie de la communauté québécoise et y ont des droits égaux. Par tradition et par conviction, la majorité francophone les a toujours respectées. C'est de concert avec ces groupes que le peuple francophone du Québec se pose aujourd'hui des questions sur son avenir et cherche à y répondre.

10. Ce n'est donc pas seulement la majorité francophone qui décidera de l'avenir du Québec. Ce sont tous ceux qui, à titre de citoyens, vivent sur le territoire québécois, développent son économie, forment une importante communauté humaine, enrichissent la culture et partagent les mêmes institutions juridiques et politiques, héritées d'une histoire vécue ensemble. Dans ce sens et en tenant compte de toutes les nuances nécessaires, on peut parler de « peuple québécois ».

Un peuple qui cherche

11. La province de Québec est, par l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, membre de la confédération canadienne depuis 1867. Dans ce cadre, le peuple québécois conserve son droit à disposer de lui-même et à revoir ou à remettre en question, s'il le veut, les liens qui l'unissent à ses partenaires. Parlant de la vie politique au Québec, les évêques canadiens, en 1972, rappelaient le principe évoqué au Synode tenu à Rome l'année précédente: « Que les peuples ne soient pas empêchés de se développer selon leurs propres caractéristiques culturelles, et que, dans la collaboration mutuelle, chaque peuple puisse être lui-même le propre artisan de son progrès économique et social » (Ottawa, CCC, 21 avril 1972, cf. L'Église canadienne, vol. 5, nº 6, p. 164). En ce sens, il est normal que le peuple québécois cherche à déterminer par lui-même ce qu'il veut être dans l'avenir et comment il veut vivre dans la communauté des peuples, tout particulièrement avec ses partenaires actuels de la confédération canadienne.

12. Le mot autodétermination désigne justement cette action de décider par soi-même ce que l'on veut faire de soi-même. Les Québécois peuvent décider, par autodétermination, d'accepter le cadre fédéral actuel ou un autre, de se proclamer souverains, d'entrer en association ou confédération avec d'autres. L'autodétermination n'est pas un statut constitutionnel, mais la liberté de décider, sans contrainte, de celui qu'on veut se donner.

13. L'Évangile nous invite à l'exercice de la liberté et à la fraternité avec nos semblables. Cette double invitation vaut tout autant pour les peuples que pour les personnes. Le Québec peut choisir, en exerçant son droit à l'autodétermination, de se maintenir dans un cadre de type fédéral qui reconnait concrètement sa spécificité. Il peut, aussi, se déclarer souverain en exerçant ce même droit à l'autodétermination. De toute manière, il devra toujours se rappeler que l'interdépendance est la condition des nations modernes et qu'il ne saurait refuser tout rapport avec ses voisins.

14. Dans un cas comme dans l'autre, les exigences évangéliques de liberté responsable et de fraternité humaine peuvent être pleinement vécues. En attendant le choix libre que fera le peuple, on ne doit cependant pas chercher à l'influencer malhonnêtement en laissant entendre, par exemple, que la souveraineté est toujours rejet des autres ou que l'adhésion à un système fédéral n'est que soumission ou démission. Les relations de ce genre entre les peuples peuvent prendre des formes variées, celles-ci ne sont pas dictées par la foi. À chacun de trouver les formes qu'il juge les meilleures et de les vivre dans l'esprit de l'Évangile.

Un peuple qui cherche des relations meilleures

15. L'unité de tous les humains en Dieu constitue, aux yeux du chrétien, la plus haute aspiration possible pour les peuples de la terre. La grâce de Dieu, qui nous fut donnée en Jésus Christ, répand sur le monde l'Esprit de la Pentecôte pour rassembler dans une même louange les humains de toutes les nations qui sont sous le ciel. Il n'y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, il n'y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus (Ga 3, 28). Cette révélation évangélique n'est pas sans exigence.

16. Si, pour le peuple québécois, l'autodétermination constitue l'exercice d'un droit légitime et que la souveraineté, tout comme un système fédéral, peut être vécue de façon évangélique, la collaboration nécessaire entre les peuples aura toujours ses impératifs.

17. Plusieurs organisations internationales visent aujourd'hui à assurer cette collaboration. Tout en restant fidèles à ce qu'ils sont, les peuples sont appelés à faire tomber les barrières qui les séparent et à promouvoir entre eux les meilleures relations possibles. C'est ainsi que notre siècle, caractérisé par l'avènement de nombreux peuples à la souveraineté et par la naissance de tant de pays nouveaux, constitue également, et sans qu'il y ait là contradiction, le siècle des organismes mondiaux et des grands regroupements continentaux. Les pays qui s'engagent dans ces structures le font librement et s'ils renoncent parfois à une partie de leur souveraineté, c'est de leur plein gré et pour le bien commun.

18. La situation n'est plus la même lorsqu'il s'agit de l'union de deux ou plusieurs peuples au sein d'un même pays ou sous un gouvernement commun doté de vrais pouvoirs. Cette union est habituellement choisie de façon libre. Mais il peut arriver qu'elle ait été dictée par des facteurs étrangers à la volonté d'une partie au moins des partenaires. Les guerres, les conquêtes, l'ancienne présence coloniale, les conditions politiques ou économiques d'une époque où l'initiative de chefs non mandatés ont parfois placé sous une même autorité politique des peuples qui ont ainsi perdu, sans l'avoir librement choisi, une partie importante de leur souveraineté.

19. Qu'ils soient réunis par un libre choix ou par l'histoire, les peuples qui forment une unité politique doivent toujours être disposés à définir ou à redéfinir, à négocier ou à renégocier, les termes de leur cohabitation, sans quoi il faudrait constater qu'ils auraient perdu, en s'unissant, leur dignité de peuples.

20. Dans le cas canadien, les Québécois peuvent légitimement réclamer, dans leurs relations avec les autres, qu’on les considère comme des partenaires ayant les pleins droits d’un peuple. Face aux changements que les Québécois peuvent vouloir dans l’union où ils se trouvent engagés avec le reste du Canada, deux attitudes extrêmes risquent de léser, chacune à sa façon, les bonnes relations désirables.

21. La première attitude vient d’une recherche mal éclairée de l’unité que propose l’Évangile. Elle condamne comme un péché ou comme un crime la remise en question de l’appartenance du Québec au système fédéral actuel. Le concept d’unité canadienne, restreint à l’idée de confédération, est alors intimement lié à l’idée d’unité des peuples et ne laisse la possibilité d’aucune forme substantiellement différente de relations entre le Québec et le reste du Canada. Dans des glissements parfois peu subtils, même s’ils sont bien intentionnés, des chrétiens en arrivent à considérer comme contraires à l’unité voulue par Jésus Christ les propositions des milieux souverainistes. On peut, pour des raisons politiques ou économiques qu'il appartient au peuple québécois d’apprécier, juger discutables ces propositions; mais, si on le fait en pensant qu’elles sont en elles-mêmes contraires à la morale ou à l’Évangile, on démontre une malheureuse confusion et on engendre de profondes équivoques.

22. La seconde attitude reflète un souverainisme étroit. Elle porte à considérer comme une lâcheté l’attachement à l’expérience commune vécue par l’ensemble canadien, surtout depuis 1867. Elle ne voit rien de positif qui soit venu de cette histoire et considère comme accessoire ou superflue toute référence au reste du Canada quand il s’agit de l’avenir du Québec. Les Québécois ont des raisons sérieuses de se montrer insatisfaits des institutions politiques actuelles et du comportement de leurs partenaires. Ils ont déjà fait plus que leur part pour que tienne ensemble le grand tout canadien. Mais ils auraient gravement tort, s'ils se mettaient à ériger en vertu une attitude de refus, de rejet et de revanche à l’endroit du reste du Canada. C’est là qu’ils pécheraient vraiment contre l’idéal évangélique et l’unité des peuples.

23. De part et d’autre, il appartient à chacun de respecter l’interlocuteur, voire l’adversaire, et de rechercher sans cesse un climat capable de clarifier, sinon de rapprocher, les positions. Les fins de non-recevoir, les refus de dialoguer et les rejets a priori d’opinions démocratiquement exprimées compromettent au départ la recherche tant désirée de relations meilleures.

24. On sait bien, cependant, que malgré toute la bonne volonté qu'on pourrait y mettre, les réclamations actuelles et les changements éventuels viennent inévitablement troubler une certaine paix et font naitre des conflits. L'Évangile nous incite à nous faire les instruments de la plénitude de bonheur que donne à l'être humain l'accomplissement de ses aspirations les plus profondes. Heureux ceux qui font œuvre de paix: ils seront appelés fils de Dieu (Mt 5, 9). Chaque chrétien, pour sa part, est appelé à collaborer à la mise en place et au maintien de conditions capables d'instaurer cette paix. Dès lors, dans le débat actuel, plusieurs chrétiens s'inquiètent, au nom de cette même paix évangélique.

25. Mais la paix que Jésus donne au monde ne sera vécue dans sa plénitude qu'avec l'avènement du Règne de Dieu. Ce serait faire preuve d'irréalisme et d'angélisme que de croire à la possibilité en ce monde d'une société sans conflits.

26. Le chrétien fera même plus que se résigner aux conflits. Il s'appliquera à les rendre positifs et féconds, en particulier par un effort soutenu pour qu'ils se vivent dans le respect des autres. Divisés dans des questions temporelles et même dans leurs conceptions théologiques, mais unis dans une même foi en un même Seigneur, les chrétiens peuvent et doivent témoigner de la possibilité de vivre des conflits dans le respect mutuel et une soumission à des valeurs communes. Ils sont appelés, plus que d'autres, à montrer que la dignité des personnes et la recherche de consensus sur l'essentiel peuvent être sauvegardées, même quand divergent les opinions et les intérêts.

27. Les conflits actuels au sein de la confédération canadienne et autour des aspirations québécoises peuvent, si nous savons les vivre sainement, contribuer à créer les conditions d'une société plus juste. L'histoire a prouvé plus d'une fois que les conflits, s'ils sont vécus comme il se doit, peuvent favoriser l'évolution des sociétés et aider à nouer de meilleures relations entre les personnes comme entre les peuples.

Conclusion

28. Nous avons essayé de définir les grandes lignes d'une interprétation et d'une attitude chrétiennes, dans une perspective de service du peuple québécois cherchant des façons nouvelles de s'épanouir et de vivre avec les autres. Pour que cette recherche se fasse dans l'exercice responsable.


(Il est question de cette déclaration des évêques dans La Voix de l'Est, 21 aout 1979, p. 4)