« Ne vous indignez pas quand votre sexe parle son millénaire langage, et n’accusez pas le diable...”
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Par Benoit Voyer5 aout 2025
J’ai lu avec un grand intérêt le livre « Lettres biologiques – Recherche sur la sexualité humaine » paru chez Boréal, en 2018. Il s’agit de lettres personnelles que le frère Marie-Victorin adressait à Marcelle Gauvreau. Ce religieux de tradition catholique qui a pour véritable nom Conrad Kirouac, est professeur et fondateur du célèbre Jardin botanique de Montréal. Marcelle est la fille du Dr Joseph Gauvreau de Rimouski. Elle deviendra la précieuse collaboratrice du professeur et scientifique et une amie qu’on peut qualifier d’intime.
Dans ce bouquin, c’est Conrad qui s’exprime. Dans un autre ouvrage tout aussi intéressant, on retrouve les lettres que Marcelle lui adresse en échange.
Avec Marcelle Gauvreau, Marie-Victorin est toujours resté dans la sphère des échanges privés pour des raisons de convention sociale. Il faut le rappeler, c’était il y a plus de 75 ans. A cette époque, les amitiés entre un homme et une femme étaient rares. Celles entre un religieux masculin et une femme célibataire l’étaient davantage.
Le frère Marie-Victorin le dira souvent: Les échanges entre les femmes et les hommes sont nécessaires à la santé psychologique. Il affirme même que « c’est le grand handicap des couvents et monastères entièrement cloitrés. Il s’y développe des maladies mentales, des déséquilibres qui n’ont pas d’autre causes ».
En 1941, il affirme dans une lettre : « Je suis d'ailleurs parfaitement sûr que, vivant à l’Institut au milieu de femmes jeunes, mon état général est meilleur que si je ne voyais que des hommes. Vous savez bien vous même que c’est vrai : la présence des hommes stimule inconsciemment vos glandes, et vous fait vivre plus vite ».
Le 20 février 1937, il expliquait à Marcelle Gauvreau son idée sur le sujet: « Quand je dis qu’une certaine activité sexuelle est nécessaire à la vie de l’esprit, je ne veux pas dire que le vice soit nécessaire. Je veux dire qu’un certain fonctionnement sexuel automatique, provoqué par les stimulations naturelles du milieu, est nécessaire. Il est normal, et il est hygiénique qu’une femme vive en compagnie d’hommes. La seule présence du sexe opposé, les légères stimulations que cette présence engendre sans que l’on s’en rende compte, font circuler les hormones génitales nécessaires à la santé. Il en est ainsi des hommes. ».
Pour le frère Marie Victorin, l’amitié est supérieure à l’amour. Il écrivait à Marcelle Gauvrea, le 1er septembre 1936: « Mais vous avez assez d’expérience pour savoir combien l’amitié pure est difficile ou rare entre personnes de sexes différents ».
Sur les traces de Kinsey
A travers ses échanges écrites avec Marcelle Gauvreau, on constate que le regard du frère Marie-Victorin porte sur la sexualité est comparable à celui de Kinsey.
Marie-Victorin est un scientifique de son temps. Au milieu des années 1930, il suit les débats sur la méthode de contraception naturelle Ogino-Knaus, fondée sur le cycle d’ovulation des femmes. C’est son collègue Ceslas Forest, un dominicain, doyen de la Faculté de philosophie de l’université de Montréal, qui l’oriente et lui conseille la lecture du texte du jésuite Charles Chaput « Méthode Ogino-Knaus devant la morale catholique » publié en 1935 dans le Journal de l’Hôtel-Dieu. Il lui recommande aussi le livre « La limitation des naissances » du Dr Raoul de Guchteneere, paru en 1931.
Comme l’écrivait Marie-Victorin à Marcelle Gauvreau: « Rien de ce qui est humain n’est interdit à la curiosité scientifique ». Alors, il ne se gêne pas pour se laisser à sa curiosité. Au fil des ans, il en est même devenu un peu voyeur, mais… c’est pour la science.
De chair et d’esprit
Dans la présentation du livre, Yves Gingras explique que pour le frère Marie-Victorin la sexualité est une œuvre divine, l’homme et la femme ayant non seulement une âme mais aussi un corps.
A ce sujet, le frère Marie-Victorin écrit à Marcelle Gauvreau : « Ma chère enfant, vous avez beau mener une belle vie d’âme et d’esprit, vous restez la femme commandée jusqu’à un certain point par la zone charnelle, par le mystère glandulaire. […] Malgré le respect que vous me prodiguez, rien ne doit vous empêcher de me considérer comme un homme de chair et d’os… »
Quant à son désir de rester chaste, dans sa lettre du 1er septembre 1936, il invite Marcelle à demeurer en équilibre avec la réalité de sa condition humaine: « Si la Providence vous assigne le célibat comme condition de vie, il vaut mieux le garder intégralement et ne pas jouer avec le feu. Avec votre caractère enjoué et exubérant à ses heures, vous deviendrez vite provocante, consciemment ou non. Cela ne veut pas dire – et je ne me lasse pas de vous le répéter, car mon expérience me dit que c’est un grand danger pour le bonheur et le succès de la vie – que vous devez vous replier sur vous-mêmes et refouler brutalement en vous-même tout ce qui est sexuel, tout ce qui est amour. Non! Vous connaissez mes idées là-dessus, appuyés sur une certaine expérience de la vie. Vivez naturellement. »
Et puis, dans sa missive du 25 novembre 1941, Marie-Victorin ajoute: « Mon enfant, quand le désir vous prend, le désir qui est la voix de la vie, quand le désir vous prend et crispe votre petit corps, dites toujours en vous-mêmes : Mon Dieu, je vous faits le sacrifice de ces légitimes joies que j’aperçois dans le trouble miroir de ce qui aurai pu être. Au lieu de serre dans mes petits bras un homme, un seul homme, je veux aimer tous les hommes, toute l’humanité, faire du bien, éclairer, semer la joie et le dévouement autour de moi, durant les années que vous me laisserez sur cette terre. »
En bon scientifique, Marie Victorin avait lu Freud. Il connaissait bien les dangers du refoulement et l’importance de la sublimation du désir dans des projets concrets. Puisqu’il sait que Marcelle Gauvreau est célibataire et n’a jamais eu de rapports sexuels avec un homme, il lui écrit : « Ne vous indignez pas quand votre sexe parle son millénaire langage, et n’accusez pas le diable. Reportez sur des objets dignes de vous ce grand besoin d’aimer, de vous dévouer qui fait le fond de votre saine nature. Vous m’entendez, petite Marcelle! Votre famille, la Science, l’Éveil, l’Institut botanique, vos Amis, les pauvres et les affligés, les petits enfants, et par-dessus tout Dieu dans les bras de qui nous serons bientôt! Voilà de quoi aimer, voilà de quoi sublimer vos ardeurs les plus vives. N’est-ce pas? »
En lui parlant, dans une autre lettre, du rythme du désir sexuel dans le cycle menstruel chez la femme, il lui redira : « Vous voyez que le diable n’a rien à voir là-dedans ».
N’est-ce pas ce qu’écrivait en d’autres mots le psychanalyste André Lussier: « L’instinct laisse l’individu à l’abri des déviations quand il est suffisamment assumé par en haut, c’est-à-dire assumé par une orientation d’amour authentique, sublimé dans les voies de la générosité. Et de la charité. Pour arriver à cette sublimation, il faut un degré suffisant de maturation, d’épanouissement dans nos grandes composantes instinctuelles, la sexualité et l’agressivité »
Le 8 aout 1940, le frère Marie Victorin insiste auprès de Marcelle Gauvreau: « Ne cherchez pas à oublier les hommes. Vivez honnêtement en leur compagnie, laissez vos hormones circuler et vos glandes secréter à leur compagnie. Il n’y a là que de très normal. Mais que cela ne vous empêche pas d’ouvrir les yeux aux réalités plus hautes. N’oublions pas que nous sommes corps, avec tout ce que cela comporte. »
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Le frère Marie-Victorin visite la classe de mademoiselle Marcelle Gauvreau |
Marie Victorin a un tempérament passionné. Il avouera à Marcelle Gauvreau, dans sa lettre du 10 juillet 1934, qu’il doit lui-même combattre de façon récurrente une forte libido. Rapidement, il lui lance qu’il porte sa virginité « dans un vase d’argile, dans un corps avide de jouissances, prêt à se jeter dans toutes les fanges »
Marcelle Gauvreau exerce un certain attrait sexuel sur le religieux. D’ailleurs, dans sa lettre du 1er janvier 1937, il ne passe pas par quatre chemins pour lui confier son secret : « Vous voulez que je vous donne des exemples de provocation inconsciente de votre part? Je ne puis m’étendre là-dessus, mais écoutez ceci […] Non, vous n’êtes pas dangereuse, loin de là. Mais vous avez un certain charme particulier qui vient de votre gaieté, de votre naturel, de votre bonté, peut-être de votre vertu! Or, vous n’ignorez pas que tout cela est aphrodisiaque. »
Le 29 avril 1939, Marie-Victorin finit par lui avouer tout le bien qu’elle lui fait: « Je remercie chaque jour Dieu de vous avoir mise sur mon chemin. J’avais besoin, a l’heure du midi de la vie, d’une grande tendresse féminine, mais d’une tendresse qui ne fut pas un piège. J’avais besoin de quelqu’un à qui je puisse tout dire, qui puisse entendre mes vues, mes idées sur Dieu, sur la nature, sur le christianisme, lesquelles vues ne sont pas celles de tout le monde. J’aime Dieu infiniment, il me semble que je suis un chrétien d’évangile, mais je rejette cette masse de préjugés sous laquelle on ensevelit le livre sacré […] Vous m’avez dit un jour qu’une amitié comme la nôtre, entre un religieux et une femme, n’est pas souvent possible sans catastrophe. Combien vous aviez raison! Elle n’est possible que par le respect. Et ce respect profond, je pense que nous n’y avons jamais manqué. Nous garderons toujours cette distance entre les corps – car il n’y en aura pas entre les cœurs. Et je suis sûr que ce sera le meilleur garant, le meilleur moyen de garder cette grande amitié, sainte et éternelle ».
L’éducation sexuelle
Dans sa lettre du 24 février 1913 adressée à Marcelle Gauvreau, le frère Marie-Victorin déplore avec tristesse le fait que « de pauvres enfants traversent la crise sexuelle sans appui ».
D’ailleurs, le 8 juillet 1910, il lui écrivait que lorsque « s’éveille en l’enfant la vie sexuelle, lorsque tout étonné il se sent des énergies nouvelles, des pouvoirs nouveaux, le plus souvent, hélas, il n’a personne d’autorisé pour lui dire franchement ce qui se passe en lui, pour l’initier au mystère de la procréation et lui définir clairement ses devoirs à l’égard de ses organes créateurs ».
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Frère Marie-Victorin |
La correspondance privée entre le frère Marie-Victorin et Marcelle Gauvreau vaut en soi bien des cours d’éducation à la sexualité. A travers les considérations biologiques, on croise de petites leçons de morale. Bien entendu, il s’agit de la morale d’une autre époque, mais parfois on a l’impression qu’elle s’adresse à aujourd’hui.
D’une page à l’autre, les observations se multiplient. Parfois, celles-ci nous arrachent un sourire. Voici quelques exemples de ce que le frère Marie-Victorin écrit à Marcelle Gauvreau :
1- « Vous le savez peut-être, rien n’est aussi flasque, désabusé, triste qu’un homme qui vient d’éjaculer. On dirait que son âme est sortie par la! La jouissance est intense, plus intense que chez vous, les femmes, mais c’est l’affaire de quelques instants, le temps que dure l’éjaculation elle-même ». (11 février 1940);
2- « Un homme et une femme qui coïtent tous les soirs peuvent être chastes, et sont éminemment chastes s’ils sont fidèles l’un a l’autre (c’est justice!), si dans l’acte du plaisir ils recherchent le plaisir de l’autre (c’est charité!) et si, dans leurs étreintes, quels qu’en soient les modes, ils tendent à l’amour et à la procréation. […] Elle est chaste si dans son cœur et dans son corps elle se limite à son mari, envers qui elle s’est engagée » (8 aout 1940);
3- « Dieu, du haut de son ciel, juge les âmes plus d’après leurs intentions, leur amour de la justice et de la charité que par leur conformisme externe. La souillure physique est peu de chose, une convention presque. […] L’évangile nous le dit : ce n’est pas ce qui entre dans le corps qui souille l’homme… Ce qui compte, ce qui est horrible, c’est la souillure de l’âme, la méchanceté de l’âme, la brutalité de l’âme. » (8 aout 1940)
4- Le frère Marie-Victorin écrit à Marcelle Gauvreau : « Vous savez que l’amour atteint son sommet par une compénétration totale des êtres qui s’exprime par la pénétration des corps qui n’en font plus qu’un pour, à ce moment, allumer à nouveau le flambeau de la vie pour une nouvelle génération. Mais il y a entre certains humains des unions qui consistent uniquement en une compénétration totale des âmes, en sorte qu’ils n’ont plus qu’une même pensée, qu’ils ont une attitude commune vis-à-vis des grands problèmes de la vie charnelle et de la vie spirituelles, qu’ils n’ont pas de secret l’un pour l’autre ». (29 avril 1939)
5- « Ici, je dois vous dire une chose. Parallèlement à l’évolution de la puberté, il y a aussi une évolution de la conscience qui parait être la même pour tout le monde. On est peu instruit, mal éclairé, effrayé par tout ce que l’on a entendu de la bouche des prédicateurs et des éducateurs. La venue des érections cause de la surprise, de la gêne morale. Arrive la première éjaculation : autre trouble. Généralement, je pense, l’adolescent arrive à comprendre vaguement que les érections sont naturelles, et il arrive aussi à mettre la limite du bien et du mal à l’éjaculation. De là, des efforts (impossibles) pour se retenir au bord de l’éjaculation. Se retenir d’éjaculer, passé un certain seuil, c’est comme se retenir de vomir quand on en a envie : les deux phénomènes sont des phénomènes violents.” (25 novembre 1941)
6- "Pour revenir à la question de conscience, ceux qui n’arrivent pas à s’en faire une sur ce sujet sont bien malheureux, car, entre 16 et 40 ans, le sperme, hautement activé, frappe toujours à la porte la nuit et parfois le jour. » (25 novembre 1941);
7- « Chacun a sa formule érotique, vous le savez. Pour moi, les seins ne m’émeuvent guère. Je les manipule pour observer les réactions du sujet, mais cette manipulation n’a pas d’effet sur moi. Je n’en puis dire autant des examens et des toucher dans la région vulvaire. Il parait qu’il y a des hommes que le « temple de l’amour » n’intéresse pas. Ce ne sont pas des hommes. Je ne crois pas qu’un homme normal puisse manipuler un clitoris, chez une jeune femme, même objectivement, sans ressentir quelque chose dans son organe homologue; d’autant plus qu’il s’y ajoute le charme total de la nudité offerte.” (25 novembre 1941);
8- “Mais cela reste toujours un mystère pour moi que cet intérêt que nous autres, hommes, portons à ce coin de chair sans beauté qu’est le pli sexuel de la femme. L’intérêt intellectuel se comprend. Il s’agit d’un objet complexe dans sa morphologie et dans sa physiologie, ou passent sans cesse des phénomènes importants et mystérieux. Mais il y a cet autre intérêt, instinctif, profond, irraisonné, qui nous attire et nous méduse. Nous aimons à voir ce coin de chair, ce con, puisqu’il faut l’appeler par son petit nom, parce que c’est un con, et voilà tout! » (25 novembre 1941).
Un livre qu’il faut absolument lire.