Par Benoit Voyer
30 septembre 2025
Des milliers de personnes âgées et de personnes malades souffrent de solitude. Parmi eux, un grand nombre ont été abandonnés par leurs familles ou ne reçoivent qu'une brève visite de leurs enfants chaque semaine ou chaque mois. Les vieux et les malades sont devenus les lépreux de notre époque.[1]
Je pense souvent à Huguette, 76 ans, qui, en juin 2009, alors que j’étais coordonnateur d'un important service d'accompagnement spirituel montréalais, en pleurant, me confiait désirer de la visite pour bavarder, prier, jouer au Scrabble et l'aider à faire son casse-tête de 1000 morceaux. Elle habitait sur la rue de l’Esplanade.[2]
Nous oublions trop souvent toutes ces personnes qui vieillissent. Lorsqu'elles atteignent un certain âge, nous les mettons de côté et, en peu de temps, elles se retrouvent isolées. Notre société – qui souffre de « jeunisme » – aurait intérêt à regarder de plus près le charme et la richesse de ceux et celles qui sont rendus au troisième et au quatrième âge de leur humanité.[3]
Je pense notamment à toutes ces personnes âgées qui donnent de leur temps gratuitement au service des autres. Il y en a des milliers. Les ainés ne sont pas rien ! Ils sont un trésor qu'il faut vénérer et accepter et dont il faut prendre soin. J'aimerais tant être le fils adoptif de toutes ces personnes âgées et seules. Et pourquoi pas chacun de nous ?[4]
Ainsi donc, la vieillesse est une belle période de l'existence humaine. Bien qu’elle approche, je ne suis pas encore rendu à cette étape de ma vie mais, chaque jour, la vie me permet de côtoyer des dizaines et des dizaines d'aînés. Il m'est donc permis de m'inspirer de ce que je vois : c'est beau et bon d'être vieux !
J'apprécie au plus haut point l'intelligence des aînés : ils ont acquis une expérience inestimable que la société devrait mettre davantage à son service.
On dit qu'elles sont moins productives pour la société et qu'elles ne correspondent plus aux critères de jeunesse que nous dictent les images véhiculées par les médias. On dit même qu'elles sont dépassées, vieux jeu, vieille mode.
Les Africains disent qu'un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui disparaît. Ainsi, ils ont compris que les aînés ne sont pas rien, c'est-à-dire qu'ils sont encore utiles à la société. Ils sont même un bien indispensable.
Vous me direz qu'ils sont conservateurs. J'avoue que c'est parfois vrai, mais il ne faut pas généraliser. Je connais des personnes âgées qui sont pas mal plus ouvertes que les « p’tits jeunes » qu'on dit très libéraux. Ce n'est pas une question d'âge, mais plutôt une attitude qui habite l'intériorité de l'humain. Je connais de jeunes vieux et de vieux jeunes.
Il me semble que les jeunes générations devraient profiter de l'expérience qu'ils ont acquise au fil des ans.
Jacques Ménard, président du conseil d'administration de BMO Nesbitt Burns et président de BMO Groupe financier (Québec), abonde dans la même voie que moi dans son livre [5]: « Quand on montre la porte à des milliers de personnes en pleine possession de leurs moyens dans le secteur de la santé et de l'éducation, comme cela a été le cas il y a quelques années, on rate une belle occasion de transmettre du savoir et quelques expériences de vie. On constate ce que ça coûte aujourd'hui ! Plusieurs d'entre nous ont acquis des actifs qui nous permettront de bien vivre et de continuer à contribuer à l'effort collectif. » (Jacques Ménard et Denis Bouchard)
N'est-ce pas un peu ce qu'écrivait, en d'autres mots, Simone Weil, dans L'Enracinement ?[6] « Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu'à l'avenir. C'est une illusion dangereuse de croire qu'il y ait même là une possibilité. L'opposition entre l'avenir et le passé est absurde. L'avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c'est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d'autre vie, d'autre sève que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l'âme humaine, il n'y en a pas de plus vital que le passé. »
Il est temps de favoriser une collaboration entre les personnes âgées et ceux et celles qui prennent leur relève. Un jour, le vieux dicton pourra s'exprimer avec élégance : « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. »
De manière très concrète, je le vois chez ma mère qui est rendue à plus de 92 ans et chez Micheline, ma belle-mère, qui a 78 ans, et qui vit au quotidien avec Manon et moi. De plus, jusqu’au 15 avril 2021, je l’ai vu chez mon père décédé à l’âge de 90 ans. D’ailleurs, dans ses dernières années, j’ai pu lui dire à quel point je souhaite vivre ma retraite avec la même sérénité que lui. Il est une inspiration pour moi.
La maturité signifie habituellement qu’on a affaire à une personne en plein contrôle de ce qu’elle est. Comme l’écrit Florence K. : « Plus on vieillit, plus le ciment durcit et plus il est laborieux de le briser. »[7]
On n’a jamais fini d’apprendre à devenir humain. » Ainsi, durant toute notre existence, nous apprenons l’art de devenir de meilleurs hommes et de meilleures femmes.
La famille est d’ailleurs une école d’humanité. En ce lieu, il est possible de déposer nos masques afin de communiquer ce que l’on est en toute vérité. C’est aussi l’endroit où l’on accepte d’être vus dans notre fragilité. De plus, dans une famille en équilibre, on apprend à devenir plus confiant, plus généreux et « plus » en toutes choses.
Comme l’écrit Christian Lépine dans son livre « Créés pour être aimés ».[8]: « Ce que l’on reçoit au moment de la tendre enfance nous façonne et nous habite pour la vie entière ; pensons à notre capacité de faire confiance en Dieu, en la vie ainsi qu’aux autres. »
Et puis, « l’adolescence étant le temps de l’idéal, de la soif d’absolu, des grands élans de générosité devant les élans de souffrances du monde et des défis multiples à relever ».
En revanche, « pendant la vie d’adulte, on découvre que les insuffisances et les faiblesses n’habitent pas seulement les autres mais aussi soi-même, et, apprenant à ne pas condamner, on apprend à être responsable, exigeant pour soi-même et miséricordieux pour les autres. Ayant intégré la confiance de l’enfance et le sens de l’idéal de l'adolescence, l’adulte devient capable de dépassement de soi, de don total, libre et gratuit : ce qui est là le véritable chemin de la sagesse. »
Quelques personnes âgées qui ont marqué ma vie sans le savoir
Il y a de ces personnes âgées qui marquent notre vie. Au fil des ans, j’en ai rencontré plusieurs. Et elles ne l’ont jamais su…
Maurice et Raymond
En mai 2006, dans le cadre de mon travail de coordonnateur au SASMAD Nord, à Montréal, j’ai rencontré Maurice, 84 ans, un docteur en linguistique qui est fasciné par les arts sacrés. Ensemble, nous avons parlé de cathédrales et d'églises, de vitraux et de peinture. Maurice m'a ouvert les yeux sur le beau et le merveilleux. Et que dire de ma rencontre avec Raymond, octogénaire lui aussi, qui m'a donné des leçons d'histoire et de théologie.
Aldée Brosseau
Il s’appelle Aldée Brosseau. Ses proches l’appellent simplement « Aldéi ». Il y a quelques heures, son souvenir a surgi dans ma mémoire.
En avril 1995, quelques jours avant son 90ᵉ anniversaire de naissance, Claude Daigneault, le directeur général de l’Hebdo granbyen, me propose de le rencontrer [9] afin d’écrire un portrait sympathique à son sujet. L’homme est bien connu à Granby. J’accepte, bien entendu. L’idée me fait même sourire.
Je connais un peu sa famille. Il est le père de Jan-O Brosseau, propriétaire, avec sa conjointe Nicole Lapointe, des boutiques Jan-O Junior et Nicoline, sur la rue Principale, à Granby. Durant ma petite enfance, j’ai fréquenté leur fils Stéphane. Nous avons fait nos premières classes à l’école élémentaire Sainte-Marie. À l’époque, ils habitaient à quelques maisons de chez nous, sur la rue Saint-François.
Sur le tard, le nonagénaire s’est découvert une passion pour le billard. À la résidence Le Riverain, située en haut de la ville, près de la mairie granbyenne. Il pratique son sport en compagnie de quelques pensionnaires de la maison. De nature joyeuse, il me lance : « C’est pour passer le temps. Je n’ai jamais été un gros joueur… » Et le regard dirigé vers son coéquipier, il ajoute pour le narguer un peu : « Y paraît que M. Henderson était très bon autrefois ! »
Et il me raconte : « À 15 à 18 ans, je jouais à l’occasion. […] On n’avait pas beaucoup d’argent dans ce temps-là. »
Dans ce centre pour aînés, Aldée se sent à l’aise. Présent lors de ma visite, son fils Jan-O me lance : « Il n’a jamais été aussi bien. Il a même engraissé depuis qu’il est ici… »
L’homme de 90 ans renchérit : « Vous savez, j’ai demeuré seize ans et demi chez mon gars. C’est moi qui avais l’œil sur les enfants parce qu’ils travaillaient tous les deux chez Jan-O Junior et Nicoline. »
Aldée Brosseau a eu une vie bien remplie. Il a travaillé près de deux ans, pendant le dernier conflit mondial, pour l’Imperial Tobacco. En revanche, c’est chez Miner Rubber qu’il a travaillé le plus longtemps : « J’ai été mis à la retraite à 60 ans pour laisser la place aux plus jeunes et parce que je ne filais pas bien. Je recevais 40$ de pension par mois. »
Plus fort que lui, il finit par retourner sur le marché du travail. Il devient peintre à la Société zoologique de Granby. Il prendra définitivement sa retraite à 68 ans.
Presque chaque jour, il emprunte la rue Principale et marche jusqu’à la rue Saint-Antoine et revient à sa résidence. Il a une excellente santé.
Aldée Brosseau décédera le 2 avril 1998.
Il y a des gens qu’on n’oublie jamais.
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[1] Benoit Voyer. Malaise de chien, Le Devoir, 23 juin 2009, p.A8
[2] Benoit Voyer. Malaise de chien, Le Devoir, 23 juin 2009, p.A8
[3] Benoit Voyer. « Éloge de la vieillesse », La Presse, 1er juin 2009 lapresse.ca/debats/votre-opinion/la-presse/200906/01/01-861732-eloge-de-la-vieillesse.php
[4] Benoit Voyer. « Éloge de la vieillesse », La Presse, 1er juin 2009 lapresse.ca/debats/votre-opinion/la-presse/200906/01/01-861732-eloge-de-la-vieillesse.php
[5] Jacques Ménard et Denis Bouchard. Si on s’y mettait..., Transcontinental, 2008
[6] Simone Weil. L’Enracinement, Gallimard, 1990
[7] Florence K. « Nueva Vida », Libre expression, 2021, p.47
[8] Christian Lépine. Créés pour être aimés, Médiaspaul, 2012.
[9] Benoit Voyer. « Aldéi, 90 ans et passionné de billard », Hebdo Granbyen, 19 avril 1995, p. 1 https://benoitvoyerenliberte.blogspot.com/search?q=brosseau