MON HISTOIRE: L’intériorisation d’un garçon de 9 ans
Par Benoit Voyer
12 novembre 2025
Le 22 novembre 1975, on fête mon 9e anniversaire de naissance. Je suis en 3ᵉ année. Je fréquente l’école élémentaire Sainte-Marie, à Granby. Ce lieu est devenu le pavillon Sainte-Marie de l’école Phoenix.
Durant l’année scolaire, Lucille Beaudry, ma jeune enseignante, réalise avec nous une activité.
D’abord, une intériorisation. Puis, par le biais de notre imagination, elle nous fait nous transporter dans notre vie d’adulte afin de visualiser notre métier d’avenir. Enfin, dans notre cahier d’exercices, elle nous fait dessiner celui-ci.
Le petit gars de 9 ans était bien embêté. Dans ma tête, je voyais double. Alors, Lucille me dit de séparer ma feuille en deux et de faire deux dessins. Ben oui ! J’aurais dû y penser.
D’un côté, je dessine un écrivain. De l’autre, le chœur de l’église catholique que je fréquente à chaque dimanche : l’église Saint-Eugène. Je me voyais devenir écrivain et prêtre catholique. Bien entendu, je ne deviendrai ni l'un ni l’autre, mais pas loin…
À 57 ans, lorsque je débuterai ma relecture de vie, ce sera le premier grand souvenir qui surgira de ma mémoire. Je prends alors conscience que toute ma vie j’ai été préoccupé par les choses spirituelles et que mon principal moyen pour m’exprimer et bien résumer mes idées l’acte d’écrire a toujours été d’une importance capitale. À partir de ce moment, il devenait clair que pour retrouver mes racines afin de mieux aller de l’avant et être en harmonie avec ma ligne de vie, je devrais inévitablement passer par l’écriture et me réconcilier avec ma foi chrétienne de tradition catholique.
C'ÉTAIT LE PRÉSENT DU PASSÉ: Mon ami Jean-Claude
«La mort n'est qu'un passage. Elle n'est pas la fin de la vie. C'est une étape vers une autre dimension qui s'appelle l'espace, l'endroit où nous étions avant notre passage sur la terre et où nous irons après celle-ci. Ce n'est pas compliqué : à la mort, nous retournerons à la maison. Mon ami Jean-Claude prépare ses bagages afin de retrouver son vrai pays. Le chanceux! À la fontaine, près de la gouve, il redécouvrira ce qu'il a perdu en acceptant de venir jouer au grand jeu de l’existence humaine.
Par Benoît Voyer, journaliste
GRANBY - Bip! « Vous avez un nouveau message », dit la chaleureuse voix féminine du service téléphonique auquel je suis abonné. Quel contraste avec le message glacial qui m'attend ...
« Bonjour Benoit, c’est le père Bruno. Rappelle-moi rapidement! C’est important! Tu te souviens de Jean-Claude Synette? Il a un cancer. Il n'y a plus rien à faire pour lui. Il est condamné par la médecine. Il lui reste entre trois mois et trois ans à vivre. Avant de mourir, il désire se marier avec sa Josée. Il m'a demandé de présider la célébration, le 9 mars, et il souhaite que tu chantes quelques-unes des chansons que tu as écrites (...) », dit le père Bruno Godin, qui n'a même pas 40 ans, curé de la paroisse Très-Sainte-Trinité-de-Montplaisant de Granby et membre de l'Ordre des Trinitaires, en ce matin de février. Je retiens mon souffle. Je suis bouche bée.
La mort, une bombe
Cette nouvelle est une bombe qui tombe sur ma vie. Mon Israël intérieur est ravagé par une attaque palestinienne. Mon Word Trade Center est touché par al Quaïda. Un missile s'attaque à ce qu'il y a de plus vulnérable en moi. Mon vieil ami arrive au bout du sentier, il va passer de vie à trépas. Des larmes de douleur envahissent mes yeux. Mes joues deviennent des lacs d'eau salée.
L'écho du désastre émotif résonne en moi.
La main sur la poitrine, je sens que la vie est toujours présente, même si mon cœur et mon esprit chantent à l'unisson « Mort-Mort. Mort-Mort. Mort-Mort.» Je prends conscience que la mort existe parce qu'il y a la vie et que la vie existe parce qu'il y a la mort. Vie et mort sont des cousins.
La mort n'est qu'un passage. Elle n'est pas la fin de la vie. C'est une étape vers une autre dimension qui s'appelle l'espace, l'endroit où nous étions avant notre passage sur la terre et où nous irons après celle-ci. Ce n'est pas compliqué : à la
mort, nous retournerons à la maison. Mon ami Jean-Claude prépare ses bagages afin de retrouver son vrai pays. Le chanceux! À la fontaine, près de la gouve, il redécouvrira ce qu'il a perdu en acceptant de venir jouer au grand jeu de l'existence humaine.
Un chercheur de justice
Dans mes souvenirs, Jean-Claude ne sera jamais mort. À chaque jour, je me rappellerai de son combat pour la justice et de plusieurs de ses petits secrets.
Il ne lésine pas au chapitre des droits et des devoirs. Il y a quelques années, insatisfait de la protection syndicale au sein de l'usine de meubles où il travaille sur le boulevard Industriel granbyen, il prend en main le dossier syndical, en catimini, sans se laisser décourager par ses collègues de travail. Il rencontre une autre centrale syndicale, lui procure son accréditation et réussit à convaincre les employés de changer d'association. Depuis ce temps, il veille aux droits des 92 employés de l'entreprise. Même dans sa maladie, il reste en poste.
Peu de temps après son entrée en fonction, il démarre une longue négociation avec l'employeur. Il fait grimper considérablement les salaires et fait augmenter les droits des travailleurs.
À l'image de Michel Chartrand, un homme pour qui il a une profonde admiration, rien ne l'arrête. Lorsque ses patrons font acte d'injustice, il monte le ton et fait de saintes colères. Il les regarde droit dans les yeux et les confronte. Il perd rarement ses causes et les griefs qu'il dépose coûtent cher à l'employeur. Il est dur avec eux. Pas question d'abus.
Cependant, il ne fait pas que gueuler. Il gronde parfois certains collègues qui ne respectent pas les objectifs minimals qu'exigent le travail.
En février, lorsque Jean-Claude a appris son triste sort, il se préparait à faire le saut au service permanent de sa centrale syndicale.
Toxicomanie et itinérance
Sa vie n'a pas toujours été facile. De 13 à 33 ans, il vit une existence de bohémien. Il devient toxicomane et itinérant au centre-ville de Montréal. Il s'engouffre. Il n'est pas heureux ...
Né au sein d'une famille de six enfants, son père alcoolique quitte tôt le domicile familial, incapable d'en assumer les responsabilités. Assistée sociale avec une marmaille à s'occuper, sa mère doit se battre pour joindre les deux bouts. « Je pense même que maman faisait de petits extras ... Il y avait souvent des hommes à toutes heures du jour et du soir à la maison », m'a-t-il déjà lancé, en parlant de cette femme pour qui il a un profond respect.
À l'école, il fait partie des groupes en cheminement particulier. Il éprouve de sérieux problèmes d'apprentissage. Il laisse le monde scolaire au début de l'adolescence.
Il y a quelques mois, il m'a confié : « Un jour de mes seize ans, je suis arrivé à la maison et mes bagages étaient dans des sacs verts sur le trottoir. Ma mère ma mis dehors. Elle disait souvent : Toi, tu ressembles à ton père! Et ton père, c'est un pourri! »
C'est sa sœur qui lui ouvre sa porte. Il va habiter chez elle. Il se trouve quelques petits boulots, mais « la coke et l'alcool coûtaient cher! »
À 19 ans, débute sa vie d'itinérance sur la rue Saint-Laurent.
Le frère Roger de Montréal
À 33 ans, il rencontre le frère Roger Harvey, un travailleur de milieu membre de l'Ordre des Trinitaires qui dirige la Piaule, un petit organisme qui s'occupe des jeunes de la rue et, surtout, des prostituées du centre-ville montréalais.
Ce bonhomme à la barbe longue, qui ressemblait à un gitan et, comme il le décrivait en 1992 à des toxicomanes au Café chrétien de Sherbrooke, dirigé par sœur Marielle Lemire, « qui avait toujours une jupe sur le dos » (une longue veste), l'intrigue.
Le frère Roger fréquente de jour en jour un restaurant au coin des rues Sainte- Catherine et Saint-Laurent. Il boit et boit du café en bavardant avec les gens, surtout des femmes faciles.
« Un soir, j'entre dans le restaurant et je m'arrête devant lui et je lui dis : Qu'est- ce que tu fais ici? Vous êtes pas comme les autres personnes qui viennent ici! Il m'explique son travail et me parle de sa maison où les gens vont se ressourcer », me dit Jean-Claude.
Peu de temps après cette rencontre du frère Roger qui travaille maintenant dans la région de Québec, il visite la Piaule pour la première fois. Il se sent bien en ce lieu. Il découvre le petit oratoire du religieux. Il ne tarde pas à s'y réfugier.
Qui sème dans les larmes moissonne dans la joie
Plusieurs fois, il m'a raconté cette anecdote : « Une journée, je m'écrase au pied de l'autel de la chapelle et je commence à revoir ma vie. Je n'en peux plus. Pendant trois semaines, je reviens à cet endroit de jour en jour. Je cherche une lumière, une idée d'avenir pour me sortir de cette situation ... Je me sens tellement bien dans cette chapelle ... »
À chaque fois qu'il parle de cette aventure intérieure, ses yeux s'emplissent de larmes. Il est ému. Pour lui, c'est Dieu qui était présent à cet endroit. En Dieu, il a trouvé un père d'adoption.
Son expérience spirituelle, il arrive difficilement à y mettre des mots. De toute toute manière, cela n’est pas nécessaire. À chaque fois qu'il essaie d'en parler, il suffit de le voir s’essuyer les yeux pour comprendre qu’il a vécu une expérience très particulière.
Il finit par demander au frère Roger de l'aider. Celui-ci l'envoie habiter et travailler à la Maison du Père. Quelques mois plus tard, il demande à un autre Trinitaire de l’amener travailler et habiter à leur maison de Granby afin de lui permettte de changer de milieu de vie. Rester à Montréal aurait contribué à une rechute dans l'univers de la drogue. Partir voulait dire « le début d'une nouvelle vie ».
Sans tarder, il commence à fréquenter le Café d'accueil chrétien sur la rue Saint- Antoine à Granby. Un soir, je l'ai accueilli. En bavardant avec lui, j'ai décidé d’en faire mon ami. Il y a près de 20 ans que nos chemins se croisent.
Bip! Après le timbre sonore, veuillez enregistrer votre message : « Père Bruno, ici Benoît. J'ai bien reçu ton message. Je serai présent le 9 mars si tel est le désir de Jean-Claude. Cependant, j'aimerais que tu me téléphones avant de l'appeler ... » lui dis-je encore troublé par l'annonce du départ de mon ami.
Les battements du cœur humain finissent par s'arrêter, mais l'âme vit éternellement. Un jour, comme Jean-Claude, je traverserai l'arc-en-ciel qui conduit à l'espace. À Édenville, nous habiterons sur la même rue. Jusqu'à ce jour, il sera toujours présent dans mes meilleurs souvenirs.
(Revue sainte Anne, juin 2002, pages 249 et 254)
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