Jean-Claude Turcotte

Il était une fois dans les médias...


Par Benoit Voyer (2005)

Le cardinal Jean-Claude Turcotte est archevêque de Montréal depuis le 17 mars 1990 et est membre du Collège des cardinaux depuis le 26 novembre 1994. Il est né à Montréal le 26 juin 1936 et a fait ses études classiques au Collège André-Grasset (1947-1955). Il entre au Grand Séminaire de Montréal, il y poursuit ses études en théologie et obtient une licence. Il est ordonné prêtre le 24 mai 1959. Après avoir été vicaire en paroisse et assistant-aumônier diocésain a la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), il poursuit ses études en France afin d’y obtenir un certificat en pastorale sociale. Après avoir occupé de nombreuses fonctions, il est nommé évêque auxiliaire de Montréal, le 15 avril 1982.


Article paru en septembre 2002

"Je vais te confier qu’il y a des matins que
ca ne me tente pas de célébrer la messe…"

Homme de terrain, le cardinal Jean-Claude Turcotte accepte rarement les entrevues journalistiques intimistes. Il est très pudique. Il se confie difficilement, car, pour lui, sa vie intérieure est un jardin secret qu’il veut préserver. Cependant, après plusieurs mois d’hésitation, il a accepté un rendez-vous journalistique. Cette interview, qui devait porter sur le bonheur et sur ce qui donne du sens a sa vie, s’est rapidement transformée en une rencontre très intime entre deux âmes : une qui vit tout simplement son bonheur et l’autre qui le cherche.

BENOIT VOYER – Monsieur le cardinal, pour vous qu’est-ce que le bonheur?

JEAN-CLAUDE TURCOTTE – Pour moi le bonheur c’est d’avoir le sentiment d’être utile. Il me semble que lorsque quelqu’un se rend compte qu’il est important pour d’autres, qu’il peut aider les autres, cela contribue à lui donner de la satisfaction intérieure. A mes yeux, le bonheur n’a rien à voir avec les sentiments d’excitation et la jouissance émotive.

Et puisque j’ai reçu le sacerdoce, ce bonheur est lié à l’engagement que j’ai pour le Christ et pour l’Église. Dans cette vocation, je rends service aux gens. La façon dont je vis et les valeurs auxquelles je crois me font vivre, c’est-à-dire qu’elles donnent un sens a ma vie.

B.V. – Le bonheur parfait existe?

J.-C.T – Ce sentiment d’utilité est le seul qui rend vraiment heureux. Ce n’est pas le bonheur dans sa plénitude, je sais. Tous les chrétiens savent bien que le bonheur par excellence ne se trouve pas ici-bas. Nous ne le trouverons qu’au ciel!

B.V. – Le bonheur se trouve donc en se donnant totalement aux autres jusqu’à s’oublier…

J.-C.T – Il y a une sorte de masochisme dans le don de soi auquel il faut faire attention. Je crois que les gens qui estiment qu’il faut s’oublier totalement et ne penser qu’aux autres sont sur une mauvaise piste… Dans le don de soi, il faut qu’il y ait rencontre entre l’autre et soi, et soi et l’autre. Nous ne sommes pas des êtres désincarnés! Je veux dire que nous ne sommes pas des robots, voire des machines. Malheureusement, on a présenté à une époque la spiritualité comme une espèce d’altruisme a l’état pur. Il est entendu que l’altruisme est bon, car il est important de sortir de soi. Cependant, il ne faut pas oublier qu’il est important de revenir en soi-même pour se retrouver après s’être donné au service de l’autre.

B.V. – Le don de soi, c’est partager, c’est être avec l’autre… C’est bien cela?

J.-C.T – C’est en plein ça! Ce n’est pas une abstraction. L’autre est une personne concrète, comme moi. Cet autre-là, il faut que je sente que je lui apporte quelque chose et qu’il apporte également un plus a ma vie. Si le don de soi est à sens unique, il est une illusion.

B.V. – Puisque vous êtes religieux, est-ce que cet échange se fait aussi avec votre Jésus?

J.-C.T – C’est le départ! Le goût de me donner aux autres vient de ma rencontre avec Jésus-Christ. C’est un être tout à fait séduisant. A travers l’Évangile, il nous a laissé un message. Celui-ci ne dit pas quoi faire, mais nous indique comment le faire.

B.V. – Des pistes pour être heureux, quoi!

J.-C.T – Tout à fait! C’est pour cela que, pour moi, l’Évangile est une bonne nouvelle.

Les disciples, qui ont vu le maître vivant, trois jours après sa mort, ont fait l’expérience d’une présence nouvelle de Jésus. A ce moment, ils se sont rendu compte que certaines paroles qu’il avait dites, du temps qu’il était avec eux, incarnaient la présence de Dieu parmi nous, c’est-à-dire qu’il était tout simplement Dieu.

Je pense que c’est dans la rencontre de ce Christ toujours vivant que réside la source du chemin qui nous conduit vers les autres.

B.V. – Et vous l’avez rencontré intimement ce Jésus vivant?

J.-C.T – Bien entendu que je l’ai faite, cette rencontre personnelle avec le Christ. Je l’ai découvert dans ma jeunesse grâce a ma famille et à mes éducateurs.

Pour moi, les signes de sa présence nous sont donnés dans l’Évangile… Je trouve que le plus beau signe vivant de celle-ci est l’eucharistie. Cependant, le signe qui me parle le plus demeure le fait qu’il réside dans les plus pauvres. « J’ai eu soif, tu m’as donné à boire. J’ai eu faim, tu m’as donné à manger. » « Tout ce que vous avez fait aux plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. »

De plus, je le rencontre dans ma relation avec les autres. N’est-ce pas lui qui disait : « Lorsque vous êtes deux ou trois réunis en mon nom, je suis au milieu de vous »?

Enfin, je le rencontre dans ma prière personnelle et celle que je fais communautairement au quotidien. Celle-ci me permet de dialoguer avec lui…

B.V. – Et s’il y a un dialogue, il doit inévitablement répondre à vos propos!

J.-C.T – Bien entendu! Comme je dis souvent à la blague : Moi, je parle beaucoup et quand j’ai fini de tout lui raconter et que je fais silence, il me répond. (rires)

Je trouve que le Christ me parle beaucoup à travers le questionnement que j’ai en moi, c’est-à-dire les questions qui montent de mon intérieur a propos des choses que j’ai vécues. Lors que je l’écoute dans la prière, il me vient à l’esprit, par mon intérieur, des questionnements.

Puisque le Christ habite en nous, c’est à travers cette voix intérieure qui nous habite qu’il nous répond. Pour l’entendre, il faut préalablement faire silence. C’est dans ce dialogue entre lui et nous, a travers la voix qui parle en nous, que nous nous remettons continuellement en question.

B.V. – Mais, Monsieur le cardinal, ce même dialogue intérieur est inné chez l’humain. Il n’est pas forcément lié au Christ qui parle en soi. Cette voix n’est qu’un dialogue avec soi-même.

J.-C.T – (Surpris par ce commentaire, il fait silence. Il cherche une réponse en lui et poursuit.)

C’est possible, mais ce n’est pas mon expérience! Moi, la mienne, c’est avec lui que je l’ai faite. C’est aussi l’expérience de beaucoup de gens que je connais. Est-ce qu’il y a des gens qui sont capables de rencontrer Bouddha, Krishna? Je n’en sais rien! Moi, tout ce que je peux témoigner, c’est de mon expérience!

(Dans une attitude paternelle, il regarde le journaliste dans les yeux et sur un ton plus tendre, il décide de s’adresse directement à lui. L’entretien prend une autre direction.)

La seule chose que je peux te dire est que si tu veux avoir ce contact avec le Christ vivant, il faut y consacrer du temps. Si tu ne t’imposes pas dans ta vie un temps de contact, un temps de prière, autant que possible quotidien, comment veux-tu établir une relation sérieuse avec le Christ? Les gens simples comprennent ça… C’est un peu comme l’amour humain. Si tu es amoureux de ta femme, mais que tu ne lui parles jamais, tu ne t’en occupes pas, tu passes à côté d’elle sans la voir… Ce ne peut pas durer! L’amour comme la foi sont des choses qui s’entretiennent avec du dialogue, de l’attention, un regard profond et des petits gestes. La relation avec le Christ ressemble à celle que tu as avec ta femme. En tout cas, moi, dans ma vie, j’essaie chaque jour d’avoir de 90 à 120 minutes de présence a lui. Je ne suis pas toujours en train de jaser, mais je suis là.

B.V. – Il y a des périodes de crise et de sécheresse en soi! Vous en avez eu!

J.-C.T – Tu sais, c’est comme quand on fait de l’exercice physique… Il y a des matins ou ne nous tente pas. Tu le fais pareil sinon ta santé ne sera pas bonne!

Quand tu es amoureux et que tu vis avec ta femme, il y a des matins ou ça ne te tente pas d’être avec elle. Tu es la, pareil! L’être humain est ainsi! Il est libre. Il fait des choix. Dieu le convie à rester fidèle à ses choix. Tu sais, un gars qui se marie… Ce n’est pas pour une fin de semaine! […] S’il a décidé de faire un projet d’amour pour la vie, il faut qu’il l’entretienne comme un trésor! Je te donne aussi l’exemple des parents qui décident de mettre au monde un enfant : s’ils ne s’en occupent pas, ils vont avoir de sérieux problèmes! Alors, tout est comme ça dans la vie spirituelle! C’est la loi de la vie quoi!

B.V. – Aux matins de sécheresse intérieure, vous vous êtes donc accroché a votre choix de vie en disant : c’est mon devoir…

J.-C.T – Je vais te confier qu’il y a des matins ou ça ne me tente pas de célébrer la messe. J’y vais quand même… J’ai choisi cette vie et je dois aller au bout des responsabilités de mon choix. Sinon, le désert intérieur m’attend… Et je serai malheureux.

B.V. – Mais vous l’avez, l’ami de route! Il vous dit : si tu veux être heureux, il faut souffrir…

J.-C.T – Non! Il ne dit pas cela directement de cette manière. Tu sais, la vie comporte la souffrance, comme la vie comporte la mort. La plus grande cause de la mort, c’est la vie. Quand tu entres dans la vie, il y a une loi inévitable, tu vas mourir. Aucun être humain ne peut y échapper. Cependant, entre le moment de la naissance et le moment de la mort, il y a des joies et il y a des peines. C’est une illusion de croire qu’une vie peut se vivre sans qu’il y ait de souffrances. Je n’accuserai pas Dieu de la maladie qui pourrait me frapper parce que je suis mis dans un monde qui comporte ça. C’est mon univers! A partir du moment ou je suis dedans, il faut que j’accepte un certain nombre de conditions. La souffrance fait partie du paysage humain. Elle est normale. Alors, Dieu ne veut pas la souffrance, il veut que nous soyons heureux, dans la condition de vie qu’il nous est donné de vivre. Jésus a souffert, lui aussi. Il est donc humain de souffrir! Cela fait partie de notre condition.

B.V. – La rencontre de Dieu se fait souvent dans la souffrance…

J.-C.T – Je ne dirais pas qu’il faut absolument souffrir pour rencontrer Dieu, mais c’est sûr que lorsque nous souffrons, nous sommes plus réceptifs. Les événements du 11 septembre 2001 ont fait que les gens se sont questionnés sur les fins de la souffrance. La vie est fragile.

Tiré du livre « Les Témoins de l’essentiel », éditions Logiques, une division de Québecor, 2005, pp. 57 à 63 (BANQ 204.4 V975t 2005). Article paru initialement dans la Revue Sainte Anne.