Évangile de Lorimier selon saint Falardeau
Par Benoit Voyer
20 décembre 2025
Avec « 15 février 1839 », Pierre Falardeau a mis sur grand écran la plus merveilleuse histoire mythologique que le Québec a connue. C'est un véritable monument pour contrer l'oubli. Quel message ! Marie Thomas Chevalier de Lorimier, notaire de formation, enseigne à ses héritiers qu'il faut se battre jusqu'au bout de ses convictions. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis », disait un autre messie. Il faut bien l'admettre, De Lorimier s'est offert en victime pour la rédemption du peuple québécois. Son messianisme, étouffé par l'envahisseur anglais, revient hanter les esprits contemporains. Dans la lignée des gens de son époque, la mémoire collective se réveille grâce à « saint Falardeau », le patriote ressuscité.
Depuis 1760, la terre des francophones américains est occupée par les Britanniques. Après 40 ans d'une démocratie artificielle, les Anglais mettent fin au système parlementaire et poussent le peuple d'origine française, qui désire sa terre de Canaan, à la révolte. L'armée patriotique soulève une guerre contre l'armée la plus puissante du monde. Chargés, de manière préhistorique, de haches, de fourches et de quelques fusils, plus de 300 patriotes désireux de libérer leur région de la tutelle du roi d'Angleterre meurent à bout de sang. Les 8000 soldats des troupes de Sir John Corbone pillent les maisons, brûlent les fermes et rasent les villages. 108 prisonniers, condamnés à mort, sont amenés à la prison de Pied-du-Courant à Montréal. Le 14 février 1839, à 24 heures d'avis. Marie Thomas Chevalier de Lorimier, leur chef et libérateur en qui ils ont une confiance aveugle, est condamné à la pendaison avec trois autres compatriotes. « 15 février 1839 », un chemin de croix moderne qui laisse émerger un caractère profondément sacré, a été écrit à partir des relations entre De Lorimier et sa femme.
« C'te défaite-là, j'pense que c'est plus grave que celle de 1760… Mais le plus dangereux… J'pense, c'est pas l'occupation militaire… c'est c'qui vient avec… c'est l'occupation de nos cerveaux. [...] J'ai peur qu'à l'avenir on s'habitue au malheur… [...] Nos barreaux, on va finir par les transporter dans nos propres têtes », dit un patriote incarcéré à un autre.
« 15 février 1839 » est un film quasi-parfait. Les critiques n'ont qu'à faire l'effort de se transporter 162 ans en arrière et se laisser bercer par le climat de cette époque. Il ne faut surtout pas tenter de faire des comparaisons avec aujourd'hui.
Cette haine intense envers les Anglais n'est plus de notre temps. Aujourd'hui, les Britanniques ne sont plus l'incarnation diabolique du mal extrême. La seule chose qui reste est cet intense rêve d'une Nation, mais cela est une autre histoire, celle de Paul Saint-Pierre-Plamondon et de sa formation politique.
Par moments ce film sent l'héroïsme romanesque et le fait historique déformé, mais pour créer l'effet qu'il provoque sur le plan de la sensibilité et de la réflexion, l'aventure en vaut bien un bout de chiffon rouge entre les doigts de De Lorimier au moment de sa pendaison.
D'ailleurs, Paul Saint-Pierre-Plamondon sera assurément d'accord sur le fait que ce bout de tissu, qui a fait souffrir bien des Canadiens francophones, mis entre les doigts de Chevalier de Lorimier, livré en innocente victime au bûcher britannique, fait éclater un grand gage d'amour et de tendresse envers sa femme et un intense don de soi pour l'honneur de la nation.
L'amour d'une femme
Quel supplice pour son épouse ! Ce n'est pas pour rien qu'elle goûte l'hystérie. Son Chevalier est toute sa vie ! Ce genre de rupture, une sorte de divorce passionnel, est le plus cruel qui puisse exister. Il faut comprendre la situation.
Quant à leurs ultimes échanges amoureux, ils donnent des images puissantes, touchantes, frémissantes pour les spectateurs, témoins impuissants de ce passage triste, mais élogieux, de l'historiographie nationale. Ils ne peuvent que laisser échapper des larmes douces sur leurs joues. Ces scènes d'amour, de tendresse et de passion sont les plus poignantes de la tradition cinématographique québécoise.
Le rôle joué par Sylvie Drapeau est bref, mais intense. Son texte est une véritable poésie : « Moi, j'veux pas te perdre… C'est toi que j'aime… pas ta révolution… Moi mon pays… c'est toi. [...] J'les laisserai pas te faire du mal… J'les laisserai pas me faire du mal à moi… Ils veulent nous détruire… J'vais me battre… comme une chienne. Avec mes pieds… avec mes ongles… avec mes dents… Je t'aime… Est-ce que tu comprends ça ? J'taime ... J'taime ... J't'aime. Comment j'vais faire pour vivre si tu meurs… Moi je suis toi… Toi, tu es moi… Tu fais partie de moi… Y peuvent pas t'arracher de moi. [...] Qu'est-ce que je vais faire sans toi ? J'pourrai plus jamais te toucher, te sentir… te tenir dans mes bras… Plus jamais… », dit-elle avec une intensité qui reste gravée dans l'être des heures et des heures après la projection de l'œuvre.
Des images puissantes
Dans ce film, le directeur photo, Alain Dostie, et le réalisateur Falardeau réussissent à donner au public les plus belles images et les plus beaux éclairages de l'histoire du cinéma d'ici. Les puits de lumière, préalablement bien étudiés, permettent au spectateur d'entrer dans l'intensité émotionnelle de ces 24 heures de purgatoire, en donnant l'impression de vivre dans les mêmes pièces que les patriotes.
Parmi les images fortes, il y a bien entendu celles où Chevalier de Lorimier apprend sa condamnation. Le silence du condamné et le jeu intérieur de Luc Picard pénètrent l'âme. La peur, la souffrance et le doute s'expriment avec une grande fougue. Devant l'émotion, les erreurs historiques, comme le fait que les comédiens soient plus âgés qu'ils l'ont fort probablement été dans la réalité, n'ont plus d'importance.
Il est impossible de passer sous silence deux autres tableaux émouvants : Un prêtre catholique (Julien Poulin), un ami du chef des patriotes, est en prière avec les condamnés. Ils sont douze autour de lui. Une scène qui rappelle un certain Jeudi saint dans le film « Jésus de Nazareth ». Il y a aussi le dernier repas festif de Hindelang où des gens s'amusent, malgré l'épreuve, sous le regard d'un officier étonné de la situation. Il semble s'exclamer comme les compatriotes d'Astérix : « Ils sont fous ces Romains ! »
On voit aussi une religieuse en visite au cachot. Sans la nommer, l’histoire se souvient que la bienheureuse sœur Émilie Gamelin était la seule autorisée par les Britanniques pour se rendre auprès d’eux.
Erreurs historiques
« 15 février 1839 » est un récit inspiré de faits historiques, mais n'est pas l'histoire tout à fait telle que vécue. Les erreurs sont pardonnables, mais nombreuses :
En 1839, les Britanniques ne sont pas installés en Afrique. Il faut attendre la guerre des Sipahis (1857) pour qu'ils y débarquent.
Le portrait de Hindelang est intéressant, mais peu crédible. En relisant les faits historiques, il n'est pas assuré qu'il a été si courageux que cela. Dans la réalité, il a même essayé de se dissocier de ses amis afin de se sauver de la mort.
Jean Joseph Girouard, que nous voyons à l'occasion faire des croquis en prison, a été emprisonné officiellement du 26 décembre 1837 au 16 juillet 1838. Il ne devrait donc pas apparaître dans ce film.
La hiérarchie sociale n'est pas respectée. Puisque De Lorimier était notaire, de simples paysans n'oseraient jamais le « tutoyer ». Il y avait des protocoles d'usage qui étaient en vigueur entre bourgeois, notables et paysans.
Cependant, donnons raison à Falardeau puisque les historiens ne sont pas tous en accord sur ce point.
Ce n'est que quelques détails qui démontrent qu'il faut regarder ce film avec un œil et une intelligence critique.
Un film politiquement engagé
« 15 février 1839 », c'est Pierre Falardeau à son meilleur. Qu'est-ce qu'il pourra offrir de mieux maintenant ? Ce long métrage est une construction d'une implacable rigueur. Il est aussi le manifeste d'un cinéaste politiquement engagé, à l'image de son idéologie.
« Nous autres, on veut pas savoir d'ousse tu d'viens ou de quelle couleur que t'es. Que tu soyes blanc, jaune, noir… vert si tu veux… on s'en sacre… Nous autres c'qu'on veut savoir, c'est si t'es d'notre bord ou du bord des Anglais », fait dire Falardeau à Charles Hindelang par l'intermédiaire d'un des patriotes.
Plus loin, sur les lèvres de Hindelang, il poursuit : « Je les hais, là, tu peux pas savoir… C'est comme du feu… icitte… Touche. touche… mais fais attention, tu vas te brûler… » Et le message politique lancé aux Québécois d'aujourd'hui arrive : « C'est ça votre problème à vous autres… Vous êtes pas capables de haïr… »
Voilà que l'Évangile selon saint Falardeau est né. Tout est presque parfait, sauf la pleine véracité historique, mais cela n'est pas important lorsqu'un peuple se raconte une légende mythologique et christique qui donne un sens à la finitude de ses luttes libératrices.
Le film est disponible gratuitement sur Youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=cX5Rs71KX64&t=147s
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Il s’agit de la mise à jour d’un article de l’auteur paru dans la Revue Sainte Anne, juin 2001, pages 274 et 275.
