Benoît Voyer
Après avoir enseigné la chimie dans un collège un peu bourgeois, sœur Marie-Reine Beaudry de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Hyacinthe, s'est retrouvée, en 1983, dans le monde étrange de la pauvreté: celui des jeunes que la vie a maltraités, qui, pour oublier leur vide intérieur, s'adonnent à la drogue, à l'alcool et laisse le sexe prendre le pas sur leur capacité d'aimer.
«Ce dont ces jeunes ont besoin, c'est d'être traités en personne à part entière. Ils ont besoin de se savoir aimés pour eux-mêmes, pour la valeur qu'ils représentent comme hommes, comme femmes, pas seulement comme valeur marchande, comme potentiel de production ... », dit ce bout de religieuse au regard rieur et rempli d'émotions.
Partage Notre-Dame, la soupe populaire du petit centre-ville de Granby, est né le 2 mai 1983 grâce à l'ingénieuse idée de Lise Robitaille et de Caroline Choinière, des femmes assistées sociales, qui voyaient autour d'elles un urgent besoin.
Parti de rien, le Partage accueille quotidiennement jusqu'à 125 personnes. « Fais attention de ne pas trop mettre l'accent sur moi, car le projet est né du milieu. Lise et Caroline m'ont confié leur désir de servir des repas aux plus mal pris qu'elles. Je n'ai fait que les appuyer et les soutenir », confie l'humble octogénaire originaire de Saint-Marc-sur-Richelieu.
Elle s'était également exprimée de la sorte, en 1984, à l'occasion du premier anniversaire de l'œuvre: « Je n'ai presque rien fait pour ça ... Ce sont les bénéficiaires, les bénévoles, tous de l'aide sociale d'ailleurs, qui ont permis que le Partage survive et rende service aux plus démunis ». Pourtant, pendant de nombreuses années, c'est elle qui a veillé à ce que la cuisine soit approvisionnée, qui a quêté auprès de commanditaires pain, viande, légumes et produits laitiers et, quand cela a été nécessaire, a intercédé auprès des curés et du conseil de fabrique.
« Cela dépasse mon pouvoir. Allez voir le curé! », avait-elle lancé aux deux femmes. C'est ce qu'elles ont fait sans tarder.
« Regroupez 10 à 15 personnes qui pensent comme vous et revenez, mardi prochain, nous dire comment vous allez mettre votre projet en marche », avait conclu l'abbé Roland Pelletier.
«Elles ont donné suite! Tout était pensé et prévu», se souvient avec nostalgie la bonne sœur. «Elles ont même choisi le nom de l'organisme et sa patronne. Je voulais que le service soit gratuit, mais elles ont insisté pour que chaque dîneur paie 1$ à titre de contribution», ajoute-t-elle.
Rapidement se joignent au projet de nombreuses personnes: Pierre Plante, François Tétreault, Gilles Laplante, Reynald Perrault, Jeanne Labrecque, Sylvain, Blanchard, Yves Caouette, Chantal Auclair, Daniel Préfontaine, Fernand Viens, Lionel Chartrand, Nicole Dion, Bertrand Bussière et plusieurs autres.
La cuisine et la salle du bingo du sous-sol de l'église Notre-Dame étaient l'endroit tout indiqué pour le Partage. Depuis 1983, il n'a pas bougé.
Maurice Laplante devint le premier pourvoyeur de l'œuvre. Sa mission consistait à contacter les organismes de la région et les commerçants pour leur demander des dons en argent et en nourriture. L'équipe le baptisa du surnom de « ministre des affaires extérieurs ». Maurice était tellement heureux de cela qu'il épingla ce surnom sur son veston.
Alphonse Martin est chargé, à chaque semaine, de faire la cueillette des victuailles promises. Il sera succédé par Rachel Choinière.
Sœur Marie-Reine Beaudry, agente de pastorale à la paroisse, assume la correspondance, la comptabilité, le soutien et l'accompagnement des équipes. « Le vent de l'Esprit saint a traversé les rues de la ville de Granby et des localités environnantes. C'était vraiment touchant! C'est encore comme cela aujourd'hui!», ajoute-t-elle.
Elle aime se rappeler cette phrase du bienheureux Louis-Zéphirin Moreau, 4e évêque du diocèse de St-Hyacinthe, lors de la fondation de sa communauté religieuse, en 1877: « Si Dieu veut que l'œuvre dure, il vous enverra au jour le jour ce dont vous avez besoin ».
Il n'y a rien de parfait, même dans les œuvres nourries de vertus chrétiennes. Des difficultés et des conflits sont apparus et des erreurs ont été commises. Au départ, une série d'équipes instables se sont succédé, jusqu'à l'arrivée de Jeannine Carrier-Tremblay.
Malgré les épreuves, elles ont tenu le coup. À maintes reprises, elles ont manifesté leur fierté et leur joie d'avoir une place bien à eux dans la société.
À l'occasion du 1er anniversaire du Partage, François Rivard avait organisé tout un plat pour sœur Marie-Reine: présence de Paul-O. Trépanier, architecte et maire de Granby; plaque de reconnaissance; hommages écrits de personnalités importantes dont Pierre-Elliot Trudeau, Brian Mulroney, Jean Lapierre et Roger Paré...
« Le Partage Notre-Dame a révélé à la belle et fière ville de Granby la présence de personnes écrasées par des difficultés. Je me souviens de Horace Boivin qui a grandement contribué au développement de Granby « Quoi! Il y a des pauvres à Granby?» Je venais d'attaquer sa fierté », raconte sœur Marie-Reine Beaudry.
L'expérience de Jeannot Tremblay
« Le Partage Notre-Dame a été pour Jeannot une nouvelle raison de vivre après une vingtaine d'années d'intense solitude suite au départ de son mari qui l'a laissée tomber pour une plus jeune femme. Sa souffrance intérieure était tellement grande que ses humeurs étaient affectées. La mission auprès des pauvres l'a transformée » se souvient-elle de cette femme.
Aux dîners réguliers s'est ajouté la fête de Noël. Le nombre de participants est passé graduellement de 100 à 500 personnes.
En décembre 1993, Jeannot Tremblay est décorée du titre de personnalité du mois par la Voix de l'Est, le plus petit quotidien francophone d'Amérique. En février 1995, c'est au tour de sœur Marie-Reine Beaudry de recevoir la même distinction.
En 1995, terrassée par le cancer, Jeannine Carrier-Tremblay doit laisser à contrecœur la direction du Partage Notre-Dame. Roger Jodoin, le curé de la paroisse fait appel au service de sœur Marie-Reine qui vit retirée. Elle décède en août 1996.
En 1997, la Pastorale sociale du diocèse de St-Hyacinthe accorde le Prix Monseigneur Langevin au Partage Notre-Dame.
Le grain enterré en terre
« Le Partage, c'est le grain de sénevé déposé en terre par de jeunes assistés sociaux et qui a produit un grand arbre », témoigne la sympathique consacrée aux yeux bleus et aux cheveux blancs.
La bouffe c'est une affaire, mais ce n'est pas cela qui est le plus important au Partage Notre-Dame de Granby: « Ce n'est pas tant de les nourrir physiquement qui est important, mais de leur apprendre qui ils sont, leur faire prendre conscience de l'importance de leur participation à l'élaboration de demain ... », conclut sœur Marie-Reine Beaudry.
(Revue Sainte Anne, juin 1999, page 247)
