LE PRÉSENT DU PASSÉ: Léon-Pierre Étier

Léon-Pierre Étier


Du sida du corps au sida de l'âme

À la demande de son médecin, Léon-Pierre Étier vit maintenant retiré. Depuis quelques semaines, il a quitté son travail auprès des sidéens. Il a réalisé un apostolat missionnaire considérable. Il est un véritable pionnier au chapitre de l'accompagnement spirituel des sidéens en phase terminale. Léon-Pierre Étier est un modèle à imiter. Au moment d'entrer dans la réclusion, il a accepté de rencontrer la Revue Sainte Anne pour raconter son itinéraire.

Pauvre parmi les pauvres. Rejeté parmi les rejetés. Voilà la vie de Léon-Pierre Étier. Pendant 9 ans, il s'est occupé des sidéens à l'approche de la mort, en plein centre-ville de Montréal.

La maladie n'était guère sa principale préoccupation. La médecine fait tout en son possible afin de trouver des médicaments pour améliorer la condition physique des malades.

Son travail a été de présenter «Jésus modèle de la route à suivre» et accompagner spirituellement les sidéens de la vie à la mort physique et de la mort physique à la vie après la vie, au royaume des bienheureux du ciel

Le thème de la spiritualité chez les sidéens n'est guère très à la mode au Québec. Parmi des centaines de titres traitant du sida, conservés à la Bibliothèque nationale du Québec qui possède la plus importante collection de livres édités dans la belle province, aucun ne traite d'approche spirituelle

Tu vas attraper le sida!
«C'était un soir, il y avait des funérailles pour un sidéen. Les cendres étaient sur la table. Au baiser de paix, il y avait là un bonhomme qui avait l'air d'un cure-dent. Je me suis senti attiré vers lui, alors que nous étions près de 80 dans cette grande salle. Au moins 50 étaient porteurs du virus. J'ai été vers lui. Je l'ai pris dans mes bras. Je lui ai souhaité la paix de Jésus. Je l'ai embrassé et j'ai entendu à l'arrière de moi: «Attention, tu vas attraper le sida!» Comme je venais de l'embrasser sur les deux joues - il y avait plein d'herpès et de sang dans la figure -, je l'ai embrassé encore une fois sur chaque joue. Je lui ai dit: «Je t'aime et Jésus t'aime encore plus que moi». Il m'a fait un beau sourire ... Lorsque je suis dans la tristesse, je pense à lui et tout disparaît. Ce jour-là, j'ai vu en lui la sainte face de Jésus», raconte Léon-Pierre qui, depuis cet événement, n'a plus peur des sidéens et du sida.

Durant ces années de dévouement, il a accompagné 610 malades. Une vingtaine d'entre eux sont décédés dans ses bras. Cela semble héroïque de sa part, mais ça n'a pas été très facile à vivre pour lui.

Daniel, qui a rendu l'âme le 4 décembre 1988, est de ce nombre. Il s'en rappelle comme si c'était hier. Celui-ci a même hanté ses rêves pendant un long moment. Aujourd'hui, il a la certitude qu'il est en paix.

Il y a aussi Denis. Son histoire est unique. «Le père de Denis n'acceptait pas que son fils soit homosexuel», poursuit l'homme de 62 ans au verbe facile. «Il est venu le visiter quatre fois avant sa mort. Après son décès, il m'a dit: «Je veux mourir comme mon gars». Tu veux mourir comme une tapette !? lui ai-je demandé. Il m'a répondu: «Oui!» Cet homme a été rejoint par les attitudes de son fils. Au moment de sa mort, Denis disait: «Je tiens la main de mon chum. Il est tellement beau mon Jésus ... » Lorsque son père le visitait, il répétait les mêmes paroles: «Tais-toi papa, je tiens la main de mon chum ... qu'il est beau !.. qu'il est beau !... » Deux semaines avant de mourir, Denis s'est confessé et est allé à la messe.

Ghislain Robert est celui qui a le plus marqué sa vie. Il en parle comme un père parle de son fils. «J'ai vécu avec lui une profondeur spirituelle que je n'ai jamais vécue avec un autre sidéen.»

Ce chic homme qui a été la victime d'un pédophile à l'âge de 9 ans - un ami de la famille - a souvent suivi Léon-Pierre Étier dans ses tournées d'un bout à l'autre du Québec. Il parlait de sa maladie, de sa vie et de la foi en Dieu qui l'habitait.

«Pendant 3 ans, j'ai visité 45 000 jeunes dans les écoles secondaires. 4000 m'ont écrit à peu près la même chose: si tu es venu juste pour moi, tu m'as sauvé ... Je vais suivre tes conseils. Dernièrement, j'ai refusé l'invitation de 51 écoles parce que je suis malade. J'ai des pierres aux reins», dit-il, fier de son exploit et déçu de ne point pouvoir y donner une suite.

Le sida, l'affaire de tous
Pour lui, le sida n'est pas seulement l'affaire des homosexuels et des plus pauvres de la société. Toutes les classes sociales sont touchées. Les gens ont honte de cette maladie. Les décès par cause du sida sont souvent annoncés sous le couvert du cancer ou d'autres maladies.

«Condom du fun»
Le condom protège un peu des infections, mais n'empêche pas toujours la contamination des partenaires sexuels. Le latex contient des très petits trous; trop petits pour laisser passer les spermatozoïdes, mais assez gros pour le virus du sida.

Le meilleur moyen de ne pas attraper le virus est l'abstinence. Ce n'est pas d'éducation sexuelle que les jeunes ont besoin, mais d'une éducation à l'amour. Aimer, c'est savoir attendre l'autre. Néanmoins, pour les aventures compulsives, 2 épaisseurs de latex est mieux que rien.

Enfance
Léon-Pierre Étier est né d'une famille de 13 enfants. Son père était alcoolique et très intransigeant. Il a souvent fait pleurer sa mère.

Comme tous les membres de sa famille, à 15 ans, il est allé «bummer» dans les rues de Montréal. Pendant 3 ans, il a fait une vraie vie de clochard

Il confie: «Il y a 45 ans, lorsqu'on bummait, on avait pitié de nous autres: c'est un mendiant, un petit de la rue, c'est un pauvre! Alors on nous accueillait, on nous gardait dans une petite chambrette pour dormir l'hiver. L'été nous couchions dehors. J'aimais bien fouiner d'un bord à l'autre, à me déniaiser ... C'est comme ça que j'ai visité une partie de la province de 15 à 18 ans. J'étais un clochard, un bumm ... Pis j'aimais ça! J'étais bien dans ça!

Vie en communauté
Son cas n'était pas désespéré. En 1954, il entre en communauté. Il avait 18 ans. Huit ans plus tard, juste avant de prononcer ses voeux, il sort de la congrégation. «En arrivant chez moi, mon père m'a dit: «Tu es un défroqué! Tu es le déshonneur de la famille! Retourne donc dans la rue!», ajoute-t-il. Il passe 6 autres mois à vagabonder.

En novembre 1962, il prend la ferme résolution de se suicider. Son projet allait changer.

Il poursuit: «J'entre dans une église. Il y avait là un prêtre qui prêchait. Il m'a touché. Après la cérémonie, je suis allé le rencontrer. Il m'a fait entrer dans son groupe religieux. Mais ... Je trouvais ça trop riche. Alors il m'a dit: «Je vais t'envoyer dans une communauté qui ramasse n'importe quoi» Si au moins il m'avait dit: ... N'importe qui! J'y suis entré et demeuré pendant 14 ans. C'était une congrégation semi-contemplative.»

Diaspora
Il est sorti de la congrégation dans le but de devenir diacre permanent dans un diocèse où l'évêque du lieu le désirait pour travailler. Le berger diocésain l’a aidé à être relevé de ses voeux perpétuels. Après quelques mois de formation universitaire, il perd l'évêque qui décède ... Son projet est tombé à l'eau.

Cependant, il deviendra agent de pastorale. Pendant 8 ans, il s'occupera des clochards, des pauvres, de la Saint-Vincent-de-Paul et des jeunes de la rue. Durant ces années, il passe également 6 mois en France à l'Arche de Jean Vanier.

Au décès de la deuxième épouse de son père (sa mère est décédée en 1974), en 1980, il décide volontairement de retourner vivre dans la rue. Il se donne douze mois à temps plein pour toucher du doigt les souffrances morales des jeunes de la rue. Depuis ses derniers séjours prolongés au grand air, la vie de clochard n'offre plus le même confort et la même joie de vivre. Les problèmes sociaux ne sont plus les mêmes après tant d'années.

En 1981, il commence une série d'expériences: 3 mois à la Famille Myriam Beth'léem à Baie-Comeau, 3 mois à Hauterive au service de la prévention du suicide, 3 mois à la Trappe de Mistassini, 3 mois à Sutton avec les alcooliques et un séjour un peu plus prolongé au monastère des Trinitaires de Granby à travailler auprès du père Jean-Paul Regimbal (voir l'édition de mai de la Revue Sainte Anne). Il retourne finalement à Montréal pour s'occuper des jeunes de la rue jusqu'au jour où il fonde une fraternité pour les sidéens.

Un vrai «bumm»
«Je suis un vrai bumm! Bummer est une vocation spéciale! On a la liberté! On n'a pas un dollar dans ses poches, mais on a tout!», lance-t-il promptement.

Aux femmes? Aux hommes?

La question de l'orientation sexuelle d'une personne est toujours délicate à aborder. Léon-Pierre Étier n'a pas hésité l'ombre d'un instant à dire sa préférence pour la gent féminine.

Pendant de longues minutes, il parle des deux femmes qu'il a profondément aimées: À 17 ans, une étudiante en soins infirmiers qui a été expatriée de Montréal à Québec chez une tante puisque ses parents s'objectaient à cette relation et, à 26 ans, à sa sortie de communauté, une certaine fille d'avocat. Encore une fois, à cause de la famille de la jeune fille qui ne voulait guère du jeune Léon-Pierre dans le clan familial parce qu'il n'était pas du même rang social, l'histoire amoureuse prend fin. La première s'est finalement mariée et, la seconde, il n'en a jamais eu de nouvelles (lorsqu'il parle de cette dernière, ses yeux et sa voix s'emplissent d'émotions). Il a visiblement encore plein de tendresse pour elle.

Des saints sidéens
«Il faut faire cheminer les âmes vers Dieu. Le Seigneur a mis dans mon cœur que ces malades ont plus besoin de la lumière éternelle que de simples soins du corps. C'est vrai qu'il faut les soigner physiquement, mais le soutien moral est très important pour ces personnes qui bien souvent ont été délaissées, mises de côté à 15-18 ans et qui ont dû cheminer dans une voie qui n'était pas celle qu'ils désiraient pour gagner un repas ou un coucher le soir», explique-t-il.

Il conclut: «À travers tous mes amis, les malades du sida, je découvre Jésus. Je découvre un Jésus à l'agonie quand ils apprennent qu'ils sont porteurs du virus du sida; je découvre un Jésus crucifié lorsqu'ils avancent leur maladie; et, je découvre un Jésus ressuscité au moment de leur départ vers le Père et qu'ils me disent: «Tu sais, j'embrasserai Jésus pour toi!» Ce qu'ils attendent de nous, c'est un regard de tendresse et d'amour.»

Benoît Voyer

(Revue Sainte Anne, juillet-août 1998, pages 295 et 317)